Être franciscain à Emmaüs el-Qubeibeh : témoigner de Sa présence
Garder les lieux saints. Cette mission des franciscains en Terre Sainte couvre de multiples réalités, avec des joies et des difficultés. Dans le village palestinien et musulman de Qubeibeh, frère Salem s’occupe seul du sanctuaire d’Emmaüs. Rencontre.
C’est dans une cour déserte que le frère Salem accueille les rares visiteurs à Emmaüs el-Qubeibeh. La tour carrée du clocher de l’église arbore fièrement le drapeau de la custodie de Terre Sainte, tandis que celui du Vatican flotte sur le couvent attenant. En face, l’imposant bâtiment rectangulaire, aujourd’hui inoccupé, accueillait dans le passé les étudiants du collège séraphique, potentiels franciscains en formation. De l’autre côté, le minaret de la mosquée se découpe dans le ciel du village.
Depuis la construction du mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens, ce sanctuaire présumé d’Emmaüs a vu son accessibilité réduite au maximum. Distant de 11 km de Jérusalem, détours et checkpoints rendent le trajet difficile. “Nous accueillons un ou deux cars de pèlerins les bons mois”, explique frère Salem Younes ofm, gardien et seul franciscain du couvent. Alors que la Custodie prend soin de ce sanctuaire depuis le XIXe siècle, sa fréquentation a drastiquement baissé. Deux fois par an seulement il s’anime, lorsque les paroissiens du pays viennent en pèlerinage avec les franciscains : le lundi de Pâques et le 25 septembre, jour de fête des saints Cléophas et Siméon. La cour résonne alors de discussions, le paysage fait l’admiration et les bures marron virevoltent au rythme des pas des frères. Le père custode distribue des pains à la fin de la messe puis l’assemblée partage un grand repas convivial dans le jardin, avant que le lieu ne retrouve son silence habituel.
Etre une présence
Mais que fait encore la Custodie dans ce village musulman, où vit une seule famille chrétienne ? Avant tout, elle garde le sanctuaire. La tradition y place le village d’Emmaüs où Jésus fit halte et rompit le pain avec deux disciples après sa résurrection
(Lc 24, 13-34). L’église a été reconstruite au début du XXe siècle sur les restes de l’église croisée et sur des ruines d’une maison de l’époque romaine attribuée à Cléophas, l’un des deux disciples nommés. “Prendre soin de cette église et y accueillir les pèlerins, même peu nombreux, est notre mission, donc on reste là”, souligne frère Salem. “Mais nous devons aussi vivre avec les populations et les aider autant que possible”, continue-t-il. “Lorsque saint François envoyait ses frères évangéliser dans les villes, il leur demandait de ne pas trop parler, mais d’être un témoignage par leur présence. Être ici est aussi une forme d’évangélisation. Et, ce que nous apprend l’expérience d’Emmaüs, c’est à partager notre pain. Nous devons le partager, tout comme les disciples l’ont fait, avec ceux que nous croisons sur notre route. Si ce sont des musulmans, comme ici, alors c’est avec eux que nous partageons. C’est le sens du sanctuaire : vivre comme Siméon et Cléophas, créant un esprit de fraternité dans le village.”
Depuis son arrivée dans l’ancien séminaire il y a deux ans, frère Salem s’est rapproché des habitants. “Au début nous étions trois frères, mais rapidement je me suis retrouvé seul dans ces grands bâtiments.” Originaire de Syrie, le religieux venait de passer six ans en paroisse là-bas, entouré de familles et de jeunes, toujours occupé, notamment par la pastorale. Pour un franciscain habitué à vivre en communauté, le choc fut un peu rude. “Expérimenter la solitude n’est pas une chose facile, il faut apprendre à la vivre. Avec l’aide du Seigneur c’est possible. L’isolement me met à l’épreuve, mais il me renforce également. Cela demande de s’organiser, de canaliser son énergie et d’être ouvert aux autres.”
Dans le village sont installées trois communautés de religieuses présentes pour la population. Les sœurs du Catéchisme vivent dans le sanctuaire franciscain et y gèrent une école maternelle. Les sœurs de Saint Charles Borromée s’occupent d’un dispensaire et les Salvatoriennes d’un hospice.
Porte ouverte
“Je vois régulièrement les sœurs, je sors souvent pour aller à Jérusalem par exemple, et surtout j’ai tissé des liens avec les habitants du village”, explique frère Salem. “Ils sont très attachés au sanctuaire. Nombreux sont ceux qui ont travaillé pour les frères dans le passé, ou qui ont mis leurs enfants à la garderie. Plusieurs jeunes couples viennent y faire leurs photos de mariage. Et leurs parents ou grands-parents me racontent qu’ils ont planté tel arbre, édifié tel mur. Il fait partie de leur vie !”
Frère Salem met un point d’honneur à laisser le petit portail ouvert pour les visiteurs. “Les gens d’ici cherchent aussi à recréer une relation nouvelle avec les franciscains. On échange nos vœux lors de nos fêtes religieuses respectives, on discute lorsque je fais les courses, on boit des cafés. Trois familles m’ont invité à rompre le jeûne avec elles à Ramadan. Ils aiment bien les frères, parce que nous sommes bons pour eux. Lorsqu’il y a des travaux à faire, jardinage, entretien, peinture, je fais toujours appel à des habitants de Qubeibeh plutôt que de faire venir des ouvriers de Jérusalem ou Ramallah. Eux aussi ont le droit de travailler, eux aussi ont le droit de vivre. Si nous n’aidons pas la population locale, que vaut notre présence ici ? Nous devons soutenir non seulement les chrétiens mais aussi les musulmans auprès de qui nous vivons.” Et de fait, on rencontre lors de cette visite à Emmaüs el-Qubeibeh, trois ouvriers travaillant dans l’église pour
installer un système de micros. L’un d’eux partage le repas de frère Salem et d’un prêtre de passage. Terminant plus tôt, il quitte la table pour répondre à l’appel à la prière du muezzin de la mosquée voisine que l’on entend par les fenêtres de la cuisine, avant que les cloches de l’église ne se mettent à sonner. Frère Salem se rappelle en souriant : “A un moment, nos cloches ne sonnaient plus, et les habitants cherchaient à savoir pourquoi. Cela leur manquait.”
La prière est un moyen de rassembler les croyants du village. Face à l’entrée après l’église, un petit jardin dédié à Marie abrite une statue de la Vierge, protégée par une niche en pierre. Étonnamment, elle est assez récente. “Les vieilles femmes d’Emmaüs, musulmanes, venaient me voir et me demandaient : “Abouna, où est la grotte de Marie ?” alors que je n’en savais rien ! Il y en avait une dans le passé mais elle a dû être détruite puisqu’elle n’était plus là à mon arrivée. Ces femmes étaient habituées à venir y prier quand elles étaient plus jeunes, elles ont beaucoup d’affection pour Marie.” Et frère Salem ajoute comme une évidence, “alors nous avons construit cette grotte.”
A vous de voir
Le religieux ne sait pas combien de temps il restera à Qubeibeh. La Custodie va y faire venir une communauté adoratrice contemplative, pour qui l’isolement du lieu représente un avantage (cf. encadré). Quant au frère Salem, il rêve à plus de dynamisme : “Nous pourrions organiser des cours pour les jeunes du village, pour leur donner leur chance. Nous pourrions agrandir le jardin d’enfants ou même faire un atelier pour pouvoir vivre de notre travail. Créer des activités pour les gens d’ici entraînerait un mouvement, donnerait de l’esprit au lieu, le ferait revivre.” Déjà l’été dernier, pour la première fois, quatre groupes de scouts de Ramallah sont venus camper dans le jardin. Une bonne manière d’utiliser le terrain en en faisant profiter les chrétiens de Palestine. “Lorsque leurs parents sont venus les chercher, la plupart découvraient ce sanctuaire, pourtant à 15 min en voiture de chez eux !”, raconte frère Salem. “Nous espérons que petit à petit d’autres groupes de jeunes viendront faire des activités ici, au grand air.” Les invitations sont lancées et d’autres adolescents devraient camper pendant les prochains congés. Elles font écho à l’invitation des disciples “Domine mane nobiscum” – Reste avec nous Seigneur (Luc 24, 29) – inscrite sur le portail d’entrée.
Dernière mise à jour: 23/10/2023 11:45