En 1948, la population de Bethléem, ville de la Nativité de Jésus-Christ, était composée à 85 % de chrétiens pour 13 % de musulmans. Aujourd’hui, ce ratio s’est quasiment inversé : les chrétiens représentent moins d’un tiers des 31 500 habitants de la ville. En cause, l’exode de nombreux chrétiens couplé à l’arrivée de Palestiniens musulmans réfugiés des guerres israélo-arabes. Afin d’y voir plus clair sur la coexistence religieuse dans cette ville dont l’histoire sort de l’ordinaire, nous avons interviewé frère Marwan, franciscain, originaire de Jérusalem, qui est en mission à Bethléem depuis 2004 en tant que directeur de l’école de garçons Terra Santa.
Vous êtes directeur d’une école, y constatez-vous une tension au sujet de la religion entre les élèves ?
Non. Parmi nos 1104 élèves, il y a 38 % de musulmans et 62 % de chrétiens, et dans la vie quotidienne, il n’y a pas de tension. Il n’y a pas non plus de groupe d’enfants musulmans qui joue à part ou de groupe de chrétiens à part, ni dans la cour de récréation, ni en classe. Ça n’existe absolument pas. Mais quand les enfants se disputent, comme tous les enfants du monde, il arrive que la religion, l’appartenance, ressortent.
Y a-t-il des musulmans qui travaillent ici, dans une école chrétienne ?
Oui, à l’école il y a parmi les professeurs des musulmans, mais il y a aussi des employés musulmans. Et bien sûr, le professeur de religion musulmane est musulman.
Quel est le climat entre chrétiens et musulmans à Bethléem ? L’islam et les musulmans sont-ils ici plutôt “modérés” ?
L’islam de Bethléem en majorité est “modéré”. En fait, dans le temps, les Bethléemites musulmans étaient très peu nombreux. En naissant et grandissant ici, ils ont appris à vivre avec les chrétiens, autrefois majoritaires dans la ville. Mais il y a une vingtaine d’années, alors qu’il y avait peu de résidents à Bethléem, tout a changé. De nombreuses personnes sont venues s’installer pour des raisons économiques. Et nombre d’entre elles n’étaient pas habituées à voir par exemple un frère, un religieux, une sœur, des processions, ou encore à entendre les cloches. C’est pour cela qu’il faut se charger d’expliquer qui nous sommes, pourquoi nous existons, et ce qu’est Bethléem.
Il y a eu une immigration importante vers Bethléem ?
Oui, la ville a beaucoup grandi. C’est ma dixième année de service à Bethléem. Je constate une grande différence entre la situation en 2004, quand je suis arrivé, et celle d’aujourd’hui en 2015 : différences numériques, d’attitude, de présence, de manière de vivre.
Quelles relations entretenez-vous avec les musulmans, religieux ou laïcs ?
Nous nous connaissons mutuellement avec les religieux musulmans. Cependant, notre rencontre avec eux part déjà du fait religieux. Quand nous nous rencontrons, ce n’est pas une rencontre ordinaire de la vie quotidienne, mais pour d’autres raisons : pour promouvoir la coexistence, la bienveillance, la fraternité entre les chrétiens et les musulmans. Dans ce cas précis il ne s’agit pas d’un chrétien et d’un musulman, mais plutôt d’un religieux chrétien et d’un religieux musulman, ce qui est différent. Nos rencontres sont donc très formelles. En revanche les chrétiens et les musulmans laïcs se rencontrent tous les jours à l’école, dans la ville, au travail, etc. Ce sont des rencontres très ordinaires, sans ce préjugé du religieux.
Les rencontres entre religieux ne sont-elles pas importantes ?
Si, elles sont importantes avant tout pour les locaux, les laïcs. Quand ils voient que leurs chefs religieux se rencontrent, se saluent, avec le sourire, et s’asseyent ensemble pour une heure, parlent de choses simples, c’est forcément positif. Aussi, pour nos fêtes chrétiennes, les religieux musulmans viennent nous présenter leurs vœux et à l’occasion des leurs nous faisons de même. Globalement, ces rencontres sont très importantes parce qu’ici à Bethléem, il y a une mentalité encore un peu tribale. C’est le “chef de tribu” qui, souvent, va résoudre les problèmes des siens. Les chrétiens se réfèrent donc à leurs prêtres et les musulmans à leurs religieux. Et si nous nous connaissons mutuellement, entre religieux, cela aide beaucoup à résoudre les conflits.
Être une minorité, que ce soit en Israël ou en Palestine, qu’est-ce que cela implique pour les chrétiens ?
Je pense que les chrétiens ont une vocation ici, leur présence n’est pas banale. Pour les deux autres religions (judaïsme et islam), la nationalité et l’appartenance politique sont liées très étroitement à l’appartenance religieuse. Quand on pense arabe, on pense musulman, et quand on pense israélien, on pense juif. Au milieu, il y a le chrétien, qui lui n’entre pas dans ce schéma. Il n’appartient pas à une nationalité. Il appartient à Jésus-Christ. C’est cela son but, être au milieu pour faire la différence, avec toutes les valeurs qui sont au cœur du christianisme : la fraternité, l’amour, le service. Le chrétien doit entrer profondément dans ces valeurs bibliques et universelles et les transmettre aux autres, comme un phare, un exemple à suivre. Bien sûr, à l’intérieur de ce schéma, c’est plus complexe. Il y a dans le monde des musulmans non arabes et des juifs non israéliens, des Israéliens non juifs, et des arabes non musulmans : nous les chrétiens.
Mais les chrétiens, qu’ils soient Palestiniens ou arabes-Israéliens, n’ont-ils pas les mêmes difficultés que les musulmans ?
Cette mission que vous prêtez à la minorité chrétienne est-elle vraiment réalisable ?
Oui, c’est possible. Si on le veut, c’est possible. Vous savez, toutes les familles palestiniennes ont eu la douleur de perdre quelqu’un. Moi-même j’ai perdu mon frère durant la seconde intifada, il a été tué à Jénine. Malgré cela, il faut faire la différence. Chercher vraiment la paix n’est pas une phrase, c’est une chose concrète. Croyez-vous que ce fut facile de pardonner ceux qui ont tué mon frère ? Le pardon, c’est un exercice à faire tous les matins en se levant. Prendre sa douche, se raser, et dire au miroir : “Aujourd’hui je veux pardonner. Que dois-je faire pour pardonner ?”
Comment cette mission s’applique-t-elle à Bethléem ?
Avant tout par la présence, le fait d’être là. Il est facile pour les chrétiens de faire leurs valises et de s’en aller, en Amérique ou en Europe, où il y a une histoire et une présence chrétienne plus fortes qu’ici.
Donc les chrétiens qui sont restés à Bethléem l’ont choisi ?
Malgré toutes les difficultés, très nombreux sont ceux qui ont choisi de rester. Ceux qui partent en général, sont riches. Ils ont des hectares ou une villa, une maison, une fabrique… Ils vendent tout et s’en vont.
Cet exode est-il aussi dû à une peur face à la montée de l’islamisme dans le monde ?
Avec tout ce qui s’est passé au Moyen-Orient, ce qui se passe actuellement en Syrie, en Irak ou au Liban, on ne peut pas nier que nous avons peur… Nous chrétiens, n’avons pas peur des musulmans qui vivent avec nous, mais plutôt des influences extérieures : Daesh, al-Nosra, etc., les groupes de fondamentalistes fanatiques. Nous avons toujours peur que ces influences grandissent dans le cœur de quelqu’un.
Dans les camps de réfugiés adjacents à Bethléem, y a-t-il des musulmans radicaux ?
Il y a de tout. Il y a le modéré, le non pratiquant, et le fanatique. En général, les idées fanatiques naissent dans les camps car les réfugiés peuvent avoir des relations avec des influences extérieures, que ce soit au niveau national ou international.
Les musulmans d’ici ont-ils peur aussi ?
Oui, quand je discute avec les professeurs de religion musulmane, ils disent clairement que cet islam n’est pas leur islam. Cependant, il ne faut pas généraliser à toute la population : il y a des musulmans qui ont peur, et d’autres qui aimeraient voir des groupes fanatiques s’implanter ici.
Certains chrétiens arabes réfugiés en Europe sont contre l’accueil de réfugiés musulmans, pourquoi ?
Justement à cause de cette peur de l’islamisme. Ils ont fui cela. Bien que les musulmans réfugiés de Syrie ou d’Irak aient aussi fui Daesh ou le front al-Nosra, il y a la peur des infiltrés. Malgré tout, on ne peut pas bloquer tout le monde, ces personnes ont droit à la vie.