Étienne Lepicard vit en Israël depuis une trentaine d’années. Ce médecin est tombé amoureux d’Israël et du judaïsme au cours de ses études. Aujourd’hui il y réside et anime, en plus de ses activités d’enseignement, une maison de rencontre inter-religieuse.
Étienne Lepicard, quel est votre parcours ? Comment êtes-vous arrivé en Israël ?
Je ne sais pas trop par où commencer. Je suis ici depuis presque trente ans. Je suis arrivé pendant mes études de médecine. Je devais faire un stage à l’hôpital en 1978. J’ai choisi de le faire à l’étranger. J’ai découvert l’hôpital français de Nazareth. L’idée de découvrir le “pays de Jésus” a fait tilt. J’y ai donc passé 6 semaines. Parallèlement à la médecine, j’avais commencé à étudier la Bible à Lyon. Comme mon professeur d’exégèse apprenait l’hébreu à Jérusalem, j’ai vécu entre deux mondes. Alors que la plupart des étudiants prenaient très rapidement position dans le conflit, j’étais dans l’impossibilité de prendre parti. J’entendais deux récits qui me semblaient cohérents. Mon cartésianisme en a pris un coup.
Vous avez ensuite poursuivi des études ?
À la fin des études de médecine, l’usage est d’écrire une thèse. Ce qui me faisait vivre, c’était la Bible et la liturgie communautaire. Je suis parti avec une idée très vague : “la médecine dans la Bible”, ou“l’hygiène dans la Bible”, et j’ai cherché un professeur pour accueillir le projet. Celui de Santé publique m’a répondu et m’a dirigé vers la tradition hébraïque. La question du judaïsme était déjà assez présente chez moi ; l’idée m’a plu. Travailler dans la tradition juive m’intéressait d’abord parce que c’était le peuple qui portait la Bible, et parce que c’était une autre tradition que la mienne. J’avais envie de penser par moi-même, de me faire ma propre idée.
Le sujet n’est pas des plus communs. Fut-ce difficile de lancer cette recherche ?
Comme j’étais catholique, mon professeur a souhaité qu’il y ait un théologien catholique dans le jury de thèse. Nous étions moins de 20 ans après 1968, tous les enseignants de théologie morale étaient partis. On faisait de la christologie, de la théologie mais il n’y avait plus personne en théologie morale. Il n’en restait que trois à Paris.
Un de ceux-là me dit : pourquoi aller chercher la Bible pour traiter les questions d’éthique médicale ? Va plutôt vers les sciences humaines. Avec la médecine, j’avais déjà suffisamment traité les sciences humaines. Ce qui me faisait vivre, c’était la Bible et la liturgie. Pas question de renoncer !
Vous êtes donc resté sur votre idée de départ ?
Pas tout à fait. J’ai été dirigé vers les questions d’éthique, en lien avec la tradition du judaïsme. J’ai découvert un monde. Le monde de la question d’abord. J’ai également découvert une textualité impressionnante entre l’époque biblique et la nôtre, avec la Halakha (loi juive) et sa littérature de responsa. C’est une casuistique, toute une littérature de dialogue au sujet de la médecine et de la loi. Sans savoir l’hébreu, j’ai écrit quelque chose sur le triptyque contraception/avortement/euthanasie.
Votre thèse a donc articulé ces trois sujets avec la loi juive ?
Oui, sur ce triple sujet de “bioéthique”. Trois plongées dans l’univers de la loi juive. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment l’argument biblique était utilisé. Comment un vieux texte comme la Bible était pertinent pour aujourd’hui. Comment c’était monnayé aujourd’hui. J’ai découvert un monde. Ma thèse a été primée, ce qui m’a donné l’impulsion pour continuer.
C’est à partir de là que vous décidez de (re)venir en Israël ?
A la base je souhaitais trouver un poste de médecin, et continuer à penser à tout ça. Cela n’a pas été très facile. Une des propositions ici était de travailler en soins palliatifs, mais on m’a fait comprendre que j’étais trop jeune. Je n’avais pas appris l’hébreu pour reprendre des études de médecine que j’aurais pu faire en France.
A ce moment-là j’étais en lien étroit avec le père Marcel Dubois (dominicain arrivé en Israël après 1948), grande figure du catholicisme local. C’est lui qui m’a conseillé : “Les questions d’éthique médicale que tu portes sont suffisamment importantes pour les mettre au centre de ta vie. Fais des études là-dessus et tu verras que dans 10 ans on aura besoin de toi.” Je l’ai cru !
J’ai préparé un doctorat d’histoire de la médecine, en repartant d’une question qui était d’abord apparue dans ma thèse de médecine en filigrane, et qui a posteriori semble évidente.
Laquelle ?
Je traitais de contraception/avortement/euthanasie dans les sources juives. Une autre question s’imposait pourtant, que je n’ai pu éviter de mettre dans la conclusion. C’était la place prise par la médecine dans la Shoah. Tous les décisionnaires juifs contemporains qui parlaient d’éthique médicale faisaient référence à la Shoah. Avec une inquiétude. Ils se demandaient si ce qui s’était passé là-bas n’allait pas se reproduire de façon plus diffuse. Pour le doctorat il fallait que je me confronte à cela. J’ai donc choisi de travailler sur une figure qui pouvait illustrer cela. Je ne voulais pas travailler sur un médecin allemand dont on savait que c’était un bad guy (mauvais garçon)J’ai pris comme cas d’étude Alexis Carrel. Un prix Nobel de médecine, catholique, qui faisait partie du courant dominant de la médecine contemporaine, l’un des pères de la chirurgie cardio-vasculaire.
Un nom aujourd’hui fortement connoté…
J’ai pris Carrel pensant être dans les eaux calmes. Et c’est à ce moment-là qu’on a commencé à débaptiser les rues portant son nom.
Ce qui était intéressant – outre le fait que ce soit un catholique, ce qui me permettait de balayer devant ma porte – c’est de voir que son livre (L’homme cet inconnu) a eu un succès phénoménal en 1935. 100 000 exemplaires vendus la première année aux États-Unis, 100 000 vendus en France. En tête des ventes en 1936. Traduit en 20 langues avant 1940. Karl Brandt, médecin personnel d’Hitler l’a cité pour sa défense, au procès de Nuremberg, sur la question de l’euthanasie. Et donc ma question c’était : Comment cela a-t-il pu être un succès de librairie alors qu’aujourd’hui on y lit “chambres à gaz” et “goulag” ? Lit-on le même livre en 1935 et en 2014 ? Qu’est-ce que lire ? De quoi est faite notre lecture ?
Vous avez été nommé au Comité national d’éthique israélien. Racontez-nous.
J’ai été nommé en 2013 pour y porter le point de vue chrétien. Le Conseil est consultatif. Nous rendons des avis. Nous sommes 21, avec des représentants des différents ministères. Au début je ne voulais pas y aller. Je ne suis pas un homme de pouvoir. Mais le prêtre responsable des catholiques hébréophones m’a dit : il faut être présent. Alors que j’objectais que la majorité des chrétiens ici sont palestiniens, lui m’a fait rencontrer de nombreuses personnalités. Ça fait partie des choses passionnantes pour moi. Pas seulement des catholiques mais plus large, puisque je représente le christianisme dans son ensemble.
De façon concrète, comment portez-vous les positions chrétiennes ?
Un exemple. Récemment nous avons eu à traiter d’un sujet lié à l’euthanasie. Quand on rédige nos positions, on expose les principes éthiques qui motivent nos choix. Au début, en plus des fondamentaux de la bioéthique, seuls ceux du judaïsme étaient cités. J’ai demandé que le christianisme apparaisse. J’ai rédigé 8 lignes (il faut résumer !) sur la position du christianisme par rapport à l’euthanasie. Ce qui est intéressant c’est que dès que l’on partage le point de vue du christianisme, quelqu’un demande “et l’islam ?”. C’est typique du monde juif israélien. Le monde laïc, qui fait attention à garder cet équilibre.
Un autre exemple. Il y a eu un débat extrêmement houleux sur la question : “Peut-on forcer quelqu’un à se soigner”. Il fallait traiter le cas des grévistes de la faim. Débat politique puisque la plupart des grévistes de la faim sont palestiniens. Le ministère de la Justice préparait une loi, et nous avons été saisis.
Un juif religieux a amené l’exemple des États-Unis, comme étant le tout du christianisme. Aux États-Unis, si vous êtes médecin et que vous voyez un accident vous ne devez pas vous arrêter. Pas d’assistance à personne en danger. Vous devez prévenir les secours. Scandale pour les juifs, pour lesquels c’est un commandement de la Torah (Lv 19, 16). La personne qui a exposé cela a présenté cette “non-assistance à personne en danger” comme étant la position du christianisme ; et il y a eu une vive réaction. Avant même que je ne réagisse, des collègues se sont révoltés contre une telle caricature.
Votre mission vous permet-elle d’approfondir la doctrine sociale de l’Église ?
Bien sûr. Et cela m’oblige à bien la comprendre pour être capable de la synthétiser en quelques lignes, qui plus est en hébreu. Ça fait partie des choses passionnantes. Récemment, avec le synode sur la famille, j’ai eu à traduire des documents ecclésiaux en hébreu. J’essaye de rendre audible les positions de l’Église en hébreu.
Vous avez ouvert il y a quelques années une maison Beit-Hagat de “dialogue entre les différentes cultures”. Pouvez-vous nous en parler ?
Avec un ami, nous voulions trouver un lieu d’accueil pour que les pèlerins puissent rencontrer les habitants de ce pays et pas seulement les vieilles pierres. Nous sommes arrivés à la maison du pressoir à Ein Karem, avec l’appui des Pères bénédictins d’Abou Gosh.
La maison a évolué vers le dialogue inter-religieux dans le pays. Sans chercher à être un énième lieu universitaire de rencontre intellectuelle. Mais en prenant la culture comme base, ce qui permet aux gens de se rencontrer.
Quel type d’activités proposez-vous ?
Nous nous sommes stabilisés pour le moment avec deux projets.
L’un avec un grand chef cuisinier israélien, qui conçoit la cuisine comme un langage. Il a ouvert un atelier avec des jeunes juifs, chrétiens et musulmans, qui ont fini l’école hôtelière, et il les amène vers la grande cuisine. Sept-huit jeunes sur quelques mois. Ils en sortent en se connaissant mieux, se définissant par autre chose que leur religion.
L’autre projet est la yeshiva laïque. Les jeunes vivent dans le village et étudient chez nous deux jours et demi par semaine. Il y a la possibilité que des chrétiens fassent le parcours. C’est difficile à cause de la langue. Nous avons eu le curé de Beer-Sheva il y a quelques années. Il a vraiment découvert la culture juive de l’intérieur. Le principe de cette yeshiva, c’est d’accueillir des jeunes non religieux qui se posent la question de comment être juif en Israël aujourd’hui.
Nous organisons des commentaires de la Torah à deux voix. Un ami juif donne un commentaire suivant les Sages du Talmud, et j’expose ce qu’en disent les Pères de l’Église (que je dois traduire en hébreu !).
Nous souhaitions que ce ne soit pas un juif spécialiste du christianisme qui vienne enseigner le christianisme, mais qu’il y ait un contact direct avec un chrétien.
Sentez-vous un intérêt pour le christianisme de la part des juifs ?
C’est difficile à dire. La relation est asymétrique. Pour l’instant. Le judaïsme peut vivre sans le christianisme. Apparemment. Après, oui, il y a un intérêt. Pour revenir à la science, un des meilleurs livres sur le procès Galilée a été écrit par une chercheuse israélienne. Il y a en Israël une dimension de la religion qui a été complètement évacuée en Occident. Loin des luttes de pouvoir et de la politique. Donc de ce côté-là oui, je pense qu’il y a un intérêt. L’un des grands centres d’études de patrologie est ici à l’Université, sans besoin impérieux de se distinguer de la patristique. Cela dit il y a toujours une disproportion. Et aussi beaucoup d’oppositions qui demeurent.
Dernière mise à jour: 19/11/2023 11:37