Professeur à Trieste et à Urbino, député honoraire au Parlement italien, collaborateur de L’Osservatore Romano, Khaled Fouad Allam, d’origine algérienne, est l’un des musulmans les plus connus d’Italie. Son rapport avec la Cité Sainte et avec la complexité culturelle du Moyen-Orient.
A Rome, à deux pas de la place Montecitorio, assis à la table d’un café, nous rencontrons le Pr. Khaled Fouad Allam, enseignant d’Histoire des Institutions des Pays islamiques à l’Université de Trieste. Expert auprès de différentes commissions parlementaires, à son tour parlementaire italien de 2006 à 2008 (élu dans les listes de la coalition de centre-gauche L’Ulivo), éditorialiste, écrivain, Khaled Fouad Allam, est l’un des intellectuels musulmans les plus en vue en Italie, l’un des représentants de cet islam européen modéré et illuminé qui, même s’il a du mal à s’imposer, se propose de dialoguer avec l’Occident et avec la modernité. Il est dès lors logique de lui demander avec quels yeux il observe les questions concernant le Moyen-Orient et la Terre Sainte en particulier.
« Je me suis rendu à Jérusalem pour la première fois en 2005 avec une approche absolument particulière. Pour moi, qui suis arabe, cela a représenté presque le dépassement d’un tabou. Pour ceux qui, comme moi, appartiennent au monde arabe, se rendre en Israël n’est absolument pas une chose évidente même si mon voyage était motivé par la présentation de la traduction en hébreu de mon livre Lettera a un kamikaze (Lettre à un kamikaze). Pour moi, le voyage à Jérusalem a représenté une sorte d’initiation. J’ai pu percevoir la nature duelle de cette cité : d’une part une Jérusalem métahistorique, qui ne peut appartenir à personne et transcende donc l’histoire et la fragilité des communautés humaines. De l’autre, le poids et le caractère concret de l’histoire politique d’Israël qui est le poids même de l’histoire de l’Europe de la première moitié du XXe siècle. J’ai perçu une cité prisonnière de ce double contexte et d’une histoire qui ne parvient pas à s’émanciper d’elle-même. Une ville très belle mais marquée par le drame qui consiste dans l’impossibilité d’être fidèle à sa vocation de cité de la paix ».
J’imagine que ce voyage aura été marqué également par des émotions personnelles…
Je vous citerai un détail. Mon troisième prénom est Boumediene. Lorsque je me suis rendu en visite sur l’esplanade des mosquées, il y avait un guide touristique palestinien qui avait remarqué un fait évident : sur l’ensemble du groupe, j’étais l’italien le plus étrange… notamment parce que je parlais arabe. Lorsque je lui ai révélé mes origines algériennes et le nom de ma ville native, Tlemcen, il me fit éloigner du groupe. Il me conduisit à la Porte des Maghrébins, dont le nom fait référence à Abu Madyan al-Màghrabi (Boumediene), l’un des plus grands mystiques de l’islam originaire de cette même ville de Tlemcen. J’ai ressenti alors une grande émotion. Cette expérience m’a convaincu encore davantage du fait que Jérusalem n’appartient à personne sinon à l’humanité tout entière.
Jean-Paul II, dans une célèbre affirmation, invitait à construire « des ponts et non des murs » en Terre Sainte…
Il existe un vers du poète allemand Friedrich Hölderlin qui dit plus ou moins : « Là où augmente le danger, augmente le salut ». Les ponts ne doivent pas seulement se construire en Israël mais partout dans le monde… Je pense aux murs qui se multiplient au niveau mental et qui créent des frontières symboliques, les frontières des cultures. Nous devons chercher à sortir de cette chape de pessimisme qui est en train d’envahir la planète et abattre ces murs. Comment ? En retournant à l’homme, à l’espérance. Il est nécessaire en somme de récupérer cette humanité que nous semblons avoir perdue.
Les murs ne sont pas seulement symboliques, cependant. Il existe aussi ceux de béton armé.
Certes, en Israël, le mur est réel, d’épais béton armé. Mais, tôt ou tard, les murs s’abattent parce qu’il n’existe pas d’alternative à la rencontre et au dialogue entre les êtres humains. Avant que les murs ne s’écroulent et pour faire en sorte qu’ils puissent disparaître, il faut cependant construire des parcours de culture et de relation qui aident les êtres humains à aller au-delà, à traverser les murs. Notre monde manque terriblement de cette disponibilité et de cette générosité de l’âme.
Dans le livre Lettera a un kamikaze (Lettre à un kamikaze), qui vous a fait connaître du grand public, vous affrontez un concept qui semble à beaucoup étranger au monde musulman, à savoir celui du pardon.
Il n’est pas vrai que le pardon soit étranger à l’islam. Il existe une fameuse œuvre de al-Ma‘arri, un grand poète et philosophe du Xe siècle, qui s’intitule justement Lettre du pardon. Le pardon n’a pas une connotation ethnique : il s’agit d’une disposition de l’âme. Il ne naît pas d’une prédisposition culturelle. Si nous retenions que le pardon dépend d’une culture ou d’une religion déterminée, cela équivaudrait à affirmer que certains hommes sont incapables de pardonner. Et il n’y aurait pas d’espérance pour l’humanité.
Aujourd’hui encore, le pardon constitue-t-il le chemin de la paix ?
Il est possible d’aller de l’avant dans l’histoire seulement si l’on sait pardonner. Cependant, il ne s’agit pas d’une dynamique que l’on peut commander et elle ne naît pas d’un projet politique. Il s’agit d’une disponibilité plus profonde qui naît du travail que chaque société doit faire sur elle-même à partir de ses valeurs fondamentales qui, se référant aux valeurs naturelles, sont communes à tous les hommes.
Le chapitre des droits de l’homme est cependant aujourd’hui un thème délicat. Certains pensent que démocratie et l’islam sont incompatibles… Et l’on remarque un déficit de droits pour les chrétiens dans les pays du Moyen-Orient.
Le contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui est très difficile. Et je ne saurais vous dire si l’islam d’aujourd’hui est le véritable islam. C’est une question que je me pose souvent. L’islam contemporain est l’islam de la crise, une crise très grave qui, dans un certain sens, empêche les musulmans et l’islam d’être authentiques, de retourner aux valeurs fondamentales que sont le dialogue et la collaboration entre les hommes. C’est pourquoi nous devons travailler afin de préparer les jeunes générations à la rencontre et au dialogue. Beaucoup dépendra du contexte mondial. Certains pensent que tout dépend de l’islam lui-même mais cela n’est vrai qu’en partie. Beaucoup dépend également du regard que nous portons sur l’islam, de la capacité que nous avons de reconnaître l’islam. L’islam a besoin d’être reconnu afin de libérer en son sein les valeurs du dialogue et de l’ouverture.
Croyez-vous que la présence d’immigrés musulmans en Europe aura, à la fin, une répercussion positive également sur les pays d’origine ?
Je suis convaincu que l’un des facteurs de changement de l’islam sera l’islam vécu en dehors des différents contextes traditionnels et territoriaux. En Europe, par exemple, l’islam assume des caractéristiques propres. Le problème de la relation entre islam et démocratie est mal posé… Je ne saurais que dire, par exemple, sur le rapport entre démocratie et bouddhisme, entre démocratie et shintoïsme ou taoïsme… La question n’est pas l’incompatibilité entre islam et démocratie. Le problème est de savoir si les musulmans sont prêts aujourd’hui à accepter la démocratie. C’est une question de formation et d’émancipation. Je ne vois pas de problèmes pour qu’un musulman soit démocrate comme peuvent l’être les citoyens italiens, allemands ou français non musulmans.
Je rappelle souvent à mes étudiants le très beau texte d’un intellectuel égyptien sur la démocratie. Je parle de Taha Hussein, critique littéraire et ministre de l’Instruction en Egypte. Dans les années 50, il tint à Athènes un discours connu sous le nom de Prière sur l’Acropole : « En ces trois siècles, sur cette parcelle de terre que je regarde (…) l’homme a reconnu qu’il existe une raison, un sentiment, une conscience. Et que cela lui donne droit à la liberté et à la dignité. Et aussi le devoir de reconnaître à ses semblables leur droit à la liberté et à la dignité comme celui de se protéger de la souffrance. Et au cours de ces trois siècles, sur cette parcelle de terre, est née la démocratie. L’homme a reconnu que le pouvoir ne nous descend pas du ciel mais monte à nous de la terre ». Qui nie la possibilité pour l’islam de s’émanciper des régimes autoritaires et de s’ouvrir à la démocratie veut confiner les cultures dans une sorte d’enclos qui emprisonne l’homme.
L’immigration provenant des pays musulmans est ressentie en Europe comme source d’insécurité…
La grande bataille que nous devons combattre et remporter est celle de l’intégration, tant au niveau individuel que collectif. En particulier, nous devons remporter la bataille de l’intégration afin de favoriser la naissance d’un islam européen et modéré. Intégrer ne veut pas seulement donner des droits mais effectuer un travail culturel pour définir ensemble une nouvelle identité entre histoire et mémoire. La première erreur que de nombreux hommes politiques et des idéologues de la sécurité font est celle de considérer que les musulmans en Occident demeurent égaux à eux-mêmes. Dans le contexte de l’émigration en revanche, le rapport avec la religion se transforme lui aussi. Et l’identité originaire se dilue et se structure en une nouvelle identité.
Mais c’est un fait qu’au Moyen-Orient et dans la diaspora islamique en Europe, les mouvements de l’islam jouissent d’une grande influence !
Je reviens au concept de reconnaissance… L’islam se sent marginalisé, isolé, non reconnu pour ses valeurs et ses richesses. En l’absence d’une telle reconnaissance, il se sent expulsé des processus historiques et tend à un repli de type dangereusement identitaire. Une porte ouverte au fondamentalisme et au radicalisme islamique. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour inverser ce processus. Nous devons favoriser la redécouverte d’un universalisme qui passe au travers des valeurs communes et partagées par les trois religions monothéistes.
Certains prétendent que la pauvreté et le sous-développement constituent des raisons majeures du renforcement des mouvements de l’islam radical.
Je suis très sceptique à ce sujet. Sociologiquement, le fondamentalisme a œuvré dans les zones les plus pauvres des villages dans des contextes islamiques. Cependant, les acteurs du radicalisme islamique proviennent de la bourgeoisie. Ceci en dit long également sur la crise intellectuelle de l’islam et sur l’idée selon laquelle l’affirmation de l’islam passe au travers du fondamentalisme, qui est un projet politique. Nous devons en revanche favoriser une récupération de l’islam du Xe siècle, celui des califes abbassides, fondé sur une pensée de type humaniste. Cet aspect est totalement ignoré de nombreux intellectuels islamiques contemporains.
Nous avons dépassé la première année du mandat du Président américain Barak Obama, dont l’élection a été accompagnée de nombreuses attentes. Le bilan vis-à-vis du monde musulman est-il positif ou négatif ?
Il est très difficile d’inverser une situation historique en l’espace de 12 mois, même pour le premier président noir des Etats-Unis. D’un point de vue purement politique, le jugement est jusqu’ici décevant. Il est cependant vrai que les prémisses posées par Obama au Moyen-Orient et vis-à-vis de l’islam sont importantes, même si elles n’ont pas eu d’effet immédiat. Il s’agit d’une vision de long terme. Le discours tenu à l’Université du Caire au cours de sa visite en Egypte (4 juin 2009 – NDLR) est un discours fondamental et fondateur dans le même temps. Lui-même ne pourra peut-être rien réaliser de ce qu’il a énoncé parce que, dans les événements historiques, jouent également des facteurs extérieurs et impondérables. Mais la nouvelle approche vis-à-vis du monde islamique demeure et marque une piste ouverte pour l’avenir.
La politique extérieure d’Obama se démontre jusqu’ici décevante également à l’encontre d’Israël et de la Palestine. Les colonies ne sont pas bloquées et le processus de paix ne repart pas.
Je constate que la communauté palestinienne est aujourd’hui dispersée aux quatre coins du monde. Je crois que le raisonnement en termes d’Etat-nation est en conflit avec ce que l’histoire a déterminé pour le peuple palestinien. Je crois que la question palestinienne doit être pensée aujourd’hui au travers d’autres catégories politiques qui transcendent la question nationale. La géopolitique mondiale raisonne déjà aujourd’hui en termes d’Europe-Amérique, d’Asie-Pacifique, d’Europe-Afrique-du-Nord-Méditerranée. La question israélo-palestinienne posée dans les termes « deux peuples-deux Etats » me semble dépassée. Je crois que le chemin consiste, malgré le caractère inextricable de la situation actuelle, liée à l’occupation et au conflit, à raisonner en termes de fédérations régionales ou d’agglomérations de peuples et de cultures. Cette possibilité, unique porte de sortie à la menace de la guerre perpétuelle, est depuis longtemps discutée. Cette perspective présuppose naturellement un travail de formation de longue haleine et la préparation d’une nouvelle classe dirigeante, ce que, honnêtement, il ne me semble pas d’entrevoir ni au sein du monde israélien ni dans le monde palestinien.
Vous venez de rappeler des concepts tels que dialogue, valeurs communes aux trois religions, reconnaissance de l’islam… Comment voyez-vous l’engagement de Benoît XVI envers le monde musulman ?
J’ai très à cœur l’engagement de l’Eglise pour le dialogue avec l’islam. En 1984, j’ai participé aux rencontres de Casablanca à l’occasion de la visite de Jean-Paul II au Maroc. J’ai participé en 1986 à la prière d’Assise pour la paix. Dans un monde traversé par des conflits et des turbulences, l’Eglise catholique joue le rôle de chef d’orchestre, donnant le la à une humanité qui semble désespérée. L’orchestre du monde joue aujourd’hui d’une manière très dissonante. C’est pourquoi le rôle du Souverain Pontife et de Benoît XVI en particulier est précieux.
Le Pape pose un certain nombre de fondations précises et claires pour la maison de cette humanité contemporaine. Malheureusement, il n’est pas toujours compris, surtout à l’intérieur de la chrétienté et du monde occidental. Jean-Paul II était un communicateur, Benoît XVI est un homme de pensée qu’il faut lire et étudier. Mais son rôle est aujourd’hui véritablement fondamental et je suis convaincu également que le climat de confrontation avec le monde islamique qu’il a favorisé portera ses fruits.
Sociologue de l’Islam et politologue
Né en 1955 à Tlemcen en Algérie, de mère algérienne d’origine syrienne et de père marocain, Khaled Fouad Allam a fait des études en droit et en sociologie politique d’abord en Algérie puis en France. Installé en Italie depuis 1982, il enseigne la Sociologie du monde musulman et Histoire et Institutions des pays islamiques à l’Université de Trieste et enseigne l’islamologie à l’Université d’Urbino ainsi qu’à Stanford University of Florence et collabore avec le Centre d’ingénierie économique et sociale (CIES) de Cosenza. Ses principaux centres d’intérêt sont l’histoire et la configuration contemporaine des institutions et de la culture de l’Islam en particulier en Europe. Il a publié de nombreux livres en italien et écrit pour différents titres. Chez Rizzoli, il a publié L’islam globale (2002), Lettera ad un kamikaze (2004) et La solitudine dell’Occidente (2006). Il a occupé les fonctions d’expert près du Conseil de l’Europe en matière d’immigration et de nouvelles citoyennetés. Il a été député au Parlement italien durant la précédente Législature.
Dernière mise à jour: 20/11/2023 18:46