On doit à son opiniâtreté l’achèvement des travaux de la basilique du Puits de Jacob, Abouna Justinos est depuis 30 ans le gardien du site mais il est bien plus que cela. Rencontre.
Quand nous arrivons au puits de Jacob, dans la petite cour du couvent, nous voyons un homme tout ocupé à réduire des carreaux de faïence à l’état de tesselles de mosaïques. Bien qu’il soit en civil, sa longue barbe me fait risquer un « Abouna Justinos ? » En retour je reçois un rocailleux « Na’am » qui signifie « oui » en arabe. Je poursuis donc dans cette langue. « Je suis venue faire des photos de l’église et de la crypte, j’ai une autorisation du patriarcat. »
Il sourit, hoche la tête pour signifier qu’il sait, fait signe en direction de l’église, ne prononce pas un mot. J’avale ma salive, je me dis que c’est sobre mais en définitive, il ne m’en faut pas plus. Je suis venue pour les photos. Je remercie poliment et file. Dans la crypte, un employé à la vue de mon appareil me dit que c’est interdit. Le sésame du patriarcat l’impressionne. Je me mets au travail. Abouna Justinos nous rejoint dans la crypte. Il n’est pas plus disert, s’assoit derrière le bureau de son magasin, m’écoute attentivement raconter l’épisode de l’évangile à ma traductrice et amie. Ses yeux sourient. Et tout à coup, il se met à parler. En italien d’abord : « Cet évangile est le plus théologique de tous les évangiles. C’est une affirmation trinitaire comme on en trouve nulle part ailleurs dans toute la Bible. C’est aussi l’unique passage où Jésus affirme le plus clairement être le Messie. » Je traduis de l’italien en anglais à mon amie palestinienne. Abouna enchaîne donc en arabe. Derrière son bureau, il est tout animé de feu sacré. Je saisis qu’il réexplique en arabe tout l’épisode car j’avais mis ici ou là le char avant les bœufs, ou plutôt la Samaritaine taquinant Jésus avant que Jésus ne lui ait parlé, de ne plus jamais avoir soif. Je m’étais aussi trompée dans le nombre de maris, me reprend-il gentiment. Devant une telle passion j’interroge « Vous êtes là depuis longtemps ? » « Cela fait 30 ans. »
Trente ans au puits de Jacob
Plus tard autour d’un café il expliquera : « Après le martyre de Philoménos (voir l’encadré page 11), il n’y avait pas beaucoup de candidats pour venir ici. Quand on me l’a demandé, j’ai accepté sous deux conditions : la première pouvoir porter une arme, la seconde pouvoir quitter quand je voudrais. » Nous ne verrons pas l’arme. Quitter il l’a fait, à de nombreuses reprises mais pour se faire le promoteur infatigable d’un projet colossal : achever la construction de la basilique, commencée en 1908 et interrompue en 1913 à cause de la Première Guerre Mondiale et de la chute du régime tsariste. Alors Abouna Justinos a parcouru le monde, il est allé jusqu’en Inde chercher de l’argent. L’argent récolté, manquait une chose : le permis de construire. « Et puis un beau jour, le président Arafat vient me visiter. Il veut me remettre une médaille. Dans le camp, pendant l’Intifada j’ai reçu le surnom de « père des pauvres », parce que j’ai fourni 200 paquets de farine quand il n’y avait plus rien à manger. Arafat voulait me décorer. Je lui ai dit ‘Je me moque de recevoir une médaille, je veux une église’. Il m’a offert un million de dollars. ‘Je ne veux pas d’argent, je l’ai, je veux le permis de construire’. Arafat s’est fait donner un papier, un crayon qui était rouge, et là il a écrit : ‘de tel mur à tel mur Abouna Justinos peut construire et faire tout ce qu’il veut’. Il l’a fait tamponner. J’avais enfin le précieux permis. » La construction de la nouvelle église s’est achevée en 2007 avec l’aide du patriarcat de Jérusalem. Abouna Justinos en est aussi l’architecte. Il s’est inspiré du style roman et de ce fait il a pu remettre à leur place – ou à peu près – les 56 chapiteaux trouvés dans les ruines. Il est l’auteur de toutes les fresques murales, c’est lui aussi qui a réalisé les mosaïques au sol reproduisant des motifs byzantins trouvés dans le pays ou en Jordanie. Il nous fait la visite des lieux, expliquant chaque icône. Sur la construction de type croisé il ajoute, nous avons construit comme à l’époque, en pierre de taille sans ciment. A l’intérieur des colonnes, il y a du granit. » Cette église marie merveilleusement l’Orient à l’Occident. « As-tu remarqué sur cette colonne ? » Je lève les yeux au ciel, dans un coffre de bois et de verre je crois distinguer une amphore. « Cette cruche était dans la basilique byzantine. Elle a été emportée à Rome par les Croisés. J’ai écrit au Vatican pour en demander la restitution. Elle est revenue il y a quatorze mois. »
L’autre grand projet
A la sortie de l’église Abouna Justinos me montre une tombe. « Tu vois cette tombe, c’est la mienne. Le bâtisseur d’une église a le droit de se faire enterrer à côté d’elle. »
Bâtisseur, il est aussi mosaïste, peintre, iconographe… Son café turc refroidit, il a repris son occupation première : découper de petits cubes de faïence dans des carreaux récupérés aux poubelles environnantes. « Le patriarche m’a dit que j’avais le charisme de faire de l’ancien avec du neuf, comme celui de faire un trésor avec des ‘zbalé’, des déchets en arabe. Cinquante ans qu’il est en Palestine et Abouna Justinos ne s’est pas départi de son accent grec qui lui fait chuinter quelques lettres. Il fait encore quelques fautes dans cette langue dont il connaît pourtant par cœur de très nombreux proverbes.
« Je ne quitterai plus le pays, je me fais vieux et je dois veiller de près sur le sanctuaire. Il y a plus à craindre des juifs que des musulmans. » « Les juifs ne m’aiment pas beaucoup. A vrai dire, tant qu’il n’y avait pas d’église, ou plutôt pas de toit à l’église, et avant les Intifada, certains d’entre eux fréquentaient encore ce lieu saint pour le judaïsme comme le christianisme et l’islam. Aujourd’hui en admettant qu’ils entrent dans le camp en plein jour, les juifs religieux ne pourraient plus aller au puits à cause de l’interdiction qui leur est faite d’entrer dans une église… sauf s’ils décidaient de s’en emparer. »
Pourtant Abouna Justinos est partagé entre le désir de demeurer ici et celui de se déplacer. C’est qu’il y a un autre grand projet qui lui tient à cœur. Construire une église, encore une. Celle-ci au beau milieu des ruines de Sébaste. L’église dans laquelle, selon la tradition, on aurait retrouvé la tête décapitée de Jean le Baptiste. Etant donné le statut juridique du lieu, cela ne va pas être simple, mais Abouna vit de projets et de travail.
Il n’est pas peu fier de dire que pour être prêtre, il n’en a pas moins des mains de travailleur, comme Jésus le charpentier.
Car Abouna Justinos est aussi le curé de la paroisse, il reçoit ses paroissiens et il célèbre souvent à la crypte où ses ornements demeurent en permanence. Il accueille aussi quelques rares groupes de pèlerins, chrétiens palestiniens pour la plupart, musulmans parfois.
« Si le Seigneur nous a donné divers talents, nous devons tous les faire fructifier. »
Mais prenez-vous le temps de dormir ? Il sourit en haussant les épaules. Tout juste concèdera-t-il qu’il a le sentiment d’être un peu usé, la peinture de la fresque du dôme de l’église lui a fatigué le cou. Il a passé six mois à peindre les bras en l’air, la tête en arrière. Les mosaïques, ça le change, c’est le contraire.
En nous rendant au puits de Jacob, nous avions peur de rencontrer un cerbère grec. Certes l’appel téléphonique du secrétaire du patriarche a été un merveilleux sésame. Mais au moment de partir c’est bien d’un frère dont nous nous séparons. Il y a une question au moins que j’ai oublié de poser : « Pourquoi est-il interdit de faire des photos dans la crypte où se trouve le puits de Jacob ? » Qu’à cela ne tienne, je le lui ai promis, la prochaine fois que je viens à Naplouse, je vais le saluer et je lui amènerai un jour ma sœur qui aime tant ce passage d’évangile.
Dernière mise à jour: 21/11/2023 10:43