La délicate transition du pays après le Printemps arabe, le rôle des chrétiens dans la vie publique, le poids des fondamentalistes et la bataille pour transformer l'Egypte en un État moderne, où tous bénéficient de l'égalité des droits et des devoirs.
Rencontre avec Yohanna Golta, auxiliaire du patriarche copte catholique d'Alexandrie.
Doté d’une vaste culture aussi bien chrétienne qu’islamique, l’évêque Monseigneur Yohanna Golta (75 ans) est auxiliaire du Patriarcat copte catholique d’Alexandrie. Il est aussi porte-parole de nombreux organismes à la pointe du dialogue islamo-chrétien, au niveau national et international. À l’heure actuelle, l’évêque est un des membres chrétiens de l’Assemblée constituante qui rédige la nouvelle constitution de la République égyptienne au lendemain de la révolution de la place Tahrir (où eurent lieu les prémices de la révolution au début de l’année 2011).
Mgr Golta – diplômé au Caire en littérature arabe et islamique avant d’étudier en France la littérature française – est connu pour être un ecclésiastique ouvert et modéré. Il est aussi l’auteur de nombreux livres et s’est investi dans l’enseignement. Il croit au dialogue et pas seulement inter-religieux. Dans l’exercice de son ministère ecclésial comme sur d’autres fronts, son approche diplomatique est parfois sur la frontière de la bravoure et de la témérité.
Monseigneur Golta, comment sont traités les droits des minorités dans l’Assemblée constituante égyptienne ?
Tout d’abord, il faut rappeler que l’Assemblée constituante est composée à 50 % des Frères Musulmans et à 20 % d’amis des Frères Musulmans. Les 30 % restants représentent les libéraux, les chrétiens etc. Par conséquent, les islamistes auront toujours la voix plus haute et détiendront la majorité. Mais il faut souligner que les différentes parties se sont mises d’accord pour décider non pas par un vote à la majorité mais en obtenant un consensus. Je peux dire que l’influence islamique sur l’Assemblée constituante est très nette ; notamment celle des salafistes qui ont une vision très étroite. Influencée par le wahhabisme de l’Arabie Saoudite. Ils refusent la liberté de la femme et la liberté de religion. Nous avons lutté contre cette approche, de concert avec de nombreux musulmans modérés (parmi lesquels des Frères Musulmans), sans que pour autant nos relations avec les Frères Musulmans soient altérées. L’unique solution c’est le dialogue amical. Je crois que nous avons mis au point une Constitution pas trop fanatique, ni complètement laïque, ni marquée du sceau islamique. C’est une sorte de cocktail. Elle contient des passages que l’on peut interpréter de différentes façons. En d’autres termes, c’est un produit de la situation actuelle. Les Frères Musulmans ont le plein contrôle de tous les pouvoirs : l’un des leurs est Président de la République, un autre Premier ministre, ils dominent le Parlement, de nombreux gouverneurs sont des leurs… Ils sont très satisfaits de leur victoire. Il faut donc attendre un peu pour que ce sentiment de satisfaction retombe. Néanmoins, tout cela ne signifie pas que la majorité de la population égyptienne accepte cette situation. Les Frères ont réussi à se servir de la religion comme instrument de mobilisation politique. Mais je suis persuadé que l’on va assister bientôt à leur retour à la réalité.
Voulez-vous dire que l’Égypte réelle est plus libérale que sa représentation politique actuelle ?
Je veux dire que le Printemps arabe, les révolutions arabes, sont une évolution normale, naturelle. On parle de sociétés très influencées par le facteur religieux. En Égypte 40 % de la population est analphabète. En Tunisie peut-être un peu moins. En Algérie un peu plus. En Lybie le pourcentage atteint les 70 %. C’est un monde analphabète et très religieux. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ont une foi authentique. La foi c’est autre chose que la religion. Par conséquent, qu’ils aient accédé au pouvoir est en un certain sens normal. C’est une évolution historique. Les gens étaient très contents à l’idée que la religion puisse exercer un rôle prédominant. Mais maintenant les gens commencent déjà à déchanter. C’est l’évolution historique. Le monde arabe a besoin de passer par le Purgatoire. Il faudra un peu de temps, un ou deux ans, de confrontation âpre entre le courant religieux et le courant civil.
Mais pendant ce temps-là, on écrit la Loi fondamentale qui régulera la vie et les rapports entre les Égyptiens. Pensez-vous que le degré de liberté et de démocratie d’un pays se mesure aux droits qu’il reconnaît à ses minorités ?
Oui. Mais attention ! Dans le monde arabe, l’expérience nous enseigne que la Constitution n’a jamais été respectée. Ni par des présidents ou des rois, ni par des gouvernements ou des peuples. Dans le monde arabe, la Constitution est comme une médaille, mais la respecte-t-on vraiment ? Sous Moubarak, il y avait une Constitution, mais elle était souvent mise en défaut. Le Président agissait comme il voulait. Son parti politique a toujours fait la pluie et le beau temps. On peut prendre n’importe quel passage de la Constitution et l’interpréter chacun à sa façon. Toutefois, je crois que nous avons réussi une double entreprise : nous avons dit aux salafistes et aux Frères Musulmans qu’au sein de la société, il y a d’autres composantes : il y a des chrétiens et aussi des musulmans très ouverts. Il y a des femmes qui refusent le fanatisme. Ils ne s’attendaient pas à ce que nous puissions atteindre ce niveau de représentation dans l’Assemblée constituante. Nous avons réussi à leur dire : “Attention, vous n’êtes pas seuls en Égypte”. C’est pour cela qu’au début de la présidence de Morsi, ils avaient déclaré des choses du type : le Hamas assumera le contrôle du Sinaï ; la Patrie égyptienne n’existe pas ; nous sommes musulmans avant d’être Égyptiens ; il n’y a pas de frontières… Au début, on n’entendait que ce genre de discours. Maintenant, ils ne peuvent plus le dire. Même Morsi ne dit plus ce genre de paroles. Et il a revu à la baisse ses relations avec le Hamas. En novembre dernier, il a même refusé de rencontrer Ismail Haniyeh, le leader politique du Hamas. Donc, on assiste en ce moment à un changement fondamental dans la tête des Frères Musulmans et des salafistes. Ils ont compris qu’ils n’ont pas le monopole de la politique.
Ce n’est pas une tactique ? Ils semblent en être vraiment convaincus ?
Les deux à la fois. Ils en sont déjà conscients mais ils vont quand même essayer de réaliser leur rêve d’un État islamique, du califat. C’est un rêve que d’autres musulmans rejettent, et pas seulement en Égypte. À commencer par les intellectuels du monde arabe. Donc, selon moi, nous sommes au début d’un changement de fond dans les têtes des salafistes et des Frères Musulmans”.
Une part du mérite de ce changement en cours revient-elle au fait que les chrétiens commencent enfin à sortir de leur ghetto ?
Oui, certainement. Mais ce n’est pas le facteur principal. Le grand mérite revient aux jeunes de la Révolution (de la place Tahrir) qui ont mis au grand jour l’aspiration à un État laïc. À part les Frères Musulmans et les salafistes, personne ne veut d’un État religieux. La majorité aujourd’hui est pour un État laïc. Avant la révolution, les chrétiens étaient négligés et oppressés. Lorsque la Révolution a commencé, grâce à Dieu les jeunes chrétiens ont participé aux côtés des musulmans. Je peux dire très tranquillement qu’avec la Révolution du 25 janvier 2011, on a commencé à regarder les coptes différemment. Maintenant, les musulmans commencent à dire : “Les chrétiens doivent avoir les mêmes droits”. Et les coptes se remettent lentement à participer à la vie politique.
Donc, il n’est plus question de faire des concessions aux chrétiens, mais de leur obtenir une pleine égalité de droits ?
Oui. Droits et liberté d’expression. C’est la plus grande conquête de la jeunesse de la révolution. Malheureusement, la hiérarchie de l’Église est toujours en retard. Mais je le répète : ce sont les jeunes de la Révolution qui ont fait du bien aux chrétiens. L’Église institutionnelle n’en a tiré des bénéfices qu’ensuite.
Comme ont fait les Frères Musulmans ?
Exactement. C’est le même schéma, le même mode de pensée, la même culture. La jeunesse du 25 janvier a jeté tout cela à la poubelle.
Donc, vous ne croyez pas que la Révolution a été un feu de paille, et que les islamistes en ont profité pour prendre le pouvoir ?
Ils ont essayé de le faire. Et ils essaieront encore. Je suis membre de l’Assemblée constituante et je vois comment ils veulent mettre la main sur le pays. Ils ne vont pas réussir. Avec la Révolution nous avons acquis une chose très importante : la peur est tombée. Khallas ! (c’est fini NDLR). Le pharaon ne nous fait plus peur. Ni le Prophète. Ni le Christ. Ni un autre Dieu. Nous voulons la liberté et la justice, la dignité, le pain. Les Frères Musulmans n’ont pas encore renoncé à leur projet. Mais le Président, Mohamed Morsi, commence à être plus modéré. Le pauvre, il reste écrasé entre deux forces : les libéraux et les islamistes. Aujourd’hui aucun Égyptien n’a plus peur ni d’un pharaon, ni du gouvernement. Si nécessaire, les Égyptiens seront capables de faire une autre Révolution. Et, croyez-moi, je crains que ce soit nécessaire si les Frères Musulmans ne changent pas d’approche.
Donc, rien n’est encore terminé. L’Égypte court encore des risques ?
Oui. Pendant au moins 4 ans nous allons courir de grands risques. Il faut être très clair pour l’avenir. Les Frères Musulmans doivent comprendre à 100 % qu’il leur sera impossible de créer en Égypte un État religieux. S’ils le comprennent, nous sortirons de la crise. Mais s’ils restent sous l’influence de courants fanatiques, comme les salafistes, nous resterons à quai encore longtemps. Il faut qu’ils comprennent que pour la majorité des Égyptiens, pour bien des femmes, pour les intellectuels, pour les gens du cinéma, pour tous ceux qui pensent, la peur est tombée une fois pour toutes.
Si vous étiez un gouvernant européen, que ferriez pour aider l’Égypte en ce moment ?
Une chose très importante : construire des ponts de dialogue avec les Frères Musulmans et avec les salafistes. C’est urgent et trop important ! Au sein de l’Assemblée constituante, il y a toujours à côté de moi des salafistes. Je les aime beaucoup… Ils ont une vision du monde qui remonte au Moyen-Âge. Je blague souvent avec eux. Il faut que l’Europe construise, maintenant, des ponts de dialogue, d’amitié, avec les gouvernements musulmans. Il ne faut pas cesser d’aller, venir, dialoguer, expliquer. C’est la première chose. La deuxième chose : l’Europe et l’Amérique ont souvent trop d’argent et pas de tête. Ils donnent de l’argent, mais trop souvent sans savoir où va cet argent. À qui donner cet argent ? Aux gouvernements ? Cela n’a pas de sens. Aux activités civiles ? Très bien, mais il faut contrôler son utilisation. Je suis convaincu que l’argent américain et européen a déformé le monde arabe. C’est pire que la colonisation. Les pauvres, les misérables, ne touchent rien. Pour résumer, il y a deux priorités : jeter des ponts avec les islamistes et contrôler où va in fine votre argent.
Vous avez dit dans le passé : “la religion qui va prévaloir dans l’avenir c’est la religion qui donnera à manger, qui garantira la liberté, la dignité, l’égalité, la justice et la fraternité à son peuple. La religion doit servir l’humanité et pas le contraire”…
Rien de nouveau. C’est écrit dans l’Évangile. Toutes les révolutions dans le monde, même la Révolution française, même Garibaldi, ont subi l’influence de l’enseignement chrétien. En fin de compte, le christianisme met au premier plan la dignité de l’être humain. C’est ce qui manque dans le monde arabe. Ici, l’être humain est écrasé par la religion. Les pauvres, les misérables, les ouvriers, n’ont pas de droits, au nom de la religion. Au nom de la religion, on fait trop de choses contre la dignité humaine. On perd notre liberté au nom de la religion. La femme n’a pas de rôle au nom de la religion. Au nom de l’Évangile, moi je lutte pour la dignité de l’être humain, qu’il soit chrétien, musulman ou juif. Jésus Christ est venu pour libérer l’Homme, esclave de la religion, de l’autorité, des traditions. Ici, dans le monde arabe nous ne sommes pas encore libres. En premier lieu de réfléchir, de vivre, de partir. On est toujours prisonniers de traditions, de rites, que l’on soit chrétien ou musulman. C’est pour cela que je répète : la religion qui gagnera sera celle de la charité et du sacrifice.
Quelle est la clef pour y arriver ? L’éducation ? L’école ?
Certainement l’éducation, la culture. Mais aussi la presse. Dans le tiers monde, la presse joue un rôle extraordinaire, spécialement la télévision. Dans le monde arabe, nous avons maintenant 120 chaînes télé religieuses, financées par l’Arabie Saoudite, l’Iran, le Qatar. Ils n’enseignent que leur islam. Mais l’islam ce n’est pas les musulmans. Les musulmans aspirent à la liberté, la justice, qui manquent. Le monde arabe, le monde musulman vit une double vie. À l’extérieur, il est très religieux. À l’intérieur, très matérialiste. Un exemple ? Comment un musulman ou un chrétien peut se considérer bon fidèle, quand il y a presque un million d’Égyptiens qui vivent dans un cimetière du Caire ? Comment peut-on dire que nous sommes chrétiens ou musulmans ? Allez voir comment vivent les gens dans les petits villages du Delta du Nil. Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, pas de rues… Mais pourtant, on n’arrête pas de construire des mosquées, et les coptes luttent pour y construire des églises… Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Nous ne voulons pas de mosquées ni d’églises ! Nous voulons d’abord des maisons pour les gens ! Malheureusement, l’hypocrisie est toujours la meilleure amie de l’ignorance et de la peur. Permettez-moi d’ajouter que si les Frères Musulmans, en Égypte, en Algérie, en Tunisie, dans tout le monde arabe, touchent et bouleversent le système de l’éducation scolaire, ça sera la fin de la Renaissance arabe. Nous tomberons dans le Moyen Age. Et nous avons peur que cela se passe. Ils veulent changer les programmes. Au début, ils voulaient commencer par les écoles. Maintenant, ils ont apparemment abandonné l’idée. Vous voyez, nous nous trouvons maintenant au milieu d’un tourbillon. Le courant religieux commence à reculer, le courant civil commence à avancer. Mais il faudra encore beaucoup de temps, beaucoup d’années, pour que les mentalités changent, pour que les gens comprennent que Dieu ne domine pas, que Dieu aime. La religion est un service. Dieu est Amour. Comment mettre cela dans les têtes ? Par l’éducation, par la culture, par le dialogue avec d’autres civilisations. Mais aussi par le renouveau de nos Églises orientales qui sont aujourd’hui trop fragmentées et trop fragiles, dans leur structure et dans les enseignements qu’elles transmettent.
Monseigneur Yohanna Golta
Mgr Yohanna Golta, 75 ans, auxiliaire du patriarche copte catholique d’Alexandrie et membre de l’Assemblée constituante égyptienne. Interviewé dans le numéro 608 de Juillet-Août 2010 de la Terre Sainte, il évoquait déjà le désir des Égyptiens de conquérir une citoyenneté renouvelée.
Dernière mise à jour: 30/12/2023 11:53