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“La guerre nous a rendus attentifs à l’autre”

Propos recueillis par M.-A. Beaulieu
30 mai 2017
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Sr Brygida Maniurka est Franciscaine Missionnaire de Marie.
Depuis presque 30 ans, elle vit au Proche-Orient, pour l’essentiel en Syrie. En août dernier, tandis que la guerre faisait rage à Alep, la religieuse polonaise alors en Jordanie a été envoyée de nouveau en mission dans cette ville. Terre Sainte Magazine l’a jointe pour recueillir son témoignage sur la situation aujourd’hui.


Quelle est la mission de votre communauté ?

Par le passé, nous avons eu une école, la maison – aussi grande que celle de Jérusalem – était aussi un foyer pour jeunes filles, et une maison pour les sœurs âgées. La communauté accueillait près de 25 sœurs, mais elles ont été évacuées en 2014. Aujourd’hui, nous accueillons toujours 24 jeunes filles, mais nous ne sommes plus que 5 en communauté.
Nous offrons aussi un accueil temporaire à toutes sortes de groupes et mouvements : les scouts, Foi et lumière pour les personnes en situation de handicap, etc.
Depuis 2014, nous mettons des chambres à disposition des Alepins pour venir faire des retraites, à l’étage de la chapelle. Des groupes viennent. L’évêque maronite et ses prêtres sont venus en novembre dernier pour quelques jours de retraite, des groupes CVX (Communauté vie chrétienne), ou des individuels qui viennent dormir, prier, profiter de notre beau jardin.
En communauté, nous avons discerné que nous n’allions pas créer quelque chose à nous. Surtout s’il s’agissait d’aide matérielles ou financières. Nous avons voulu nous insérer dans ce qui existe déjà localement.
Nous travaillons beaucoup avec le JRS, le service jésuite des réfugiés. Une de nos sœurs travaille dans leur centre pour les personnes autistes. Une autre a monté un atelier pour les femmes musulmanes. Au plus fort de la crise, nous avons accueilli beaucoup de réfugiés et il fallait en quelque sorte les faire penser à autre chose, s’aérer. C’est un lieu de parole, mais aussi la possibilité pour les femmes de gagner un peu d’argent.
Nous mettons aussi à disposition un espace pour la cuisine du JRS. Une équipe prépare 10 000 repas chauds par jour. Au début de la guerre, elle en fournissait 18 000. Vous pouvez imaginer quelle organisation il faut ! Dès 7 heures du matin, des personnes arrivent pour éplucher les légumes.

A qui sont distribués ces repas ?

Au début de la guerre, dès que les bombardements ont commencé, il y a eu des vagues de réfugiés. Le JRS a commencé à distribuer de la nourriture : des sacs de riz, des pâtes, etc, mais parce que les personnes étaient déplacées et accueillies dans des écoles comme chez nous, elles n’étaient pas en mesure de cuisiner.
Le nombre de repas a diminué parce qu’il y a eu des morts, parce que des gens ont quitté la ville, et parce qu’aujourd’hui des réfugiés essaient de rentrer chez eux. Ceux qui ne sont pas trop loin du couvent viennent chercher leurs repas, sinon des camions livrent ailleurs en ville.
Ce sont en majorité des familles musulmanes, des femmes, des enfants, des vieillards car les hommes ne sont pas là, ils sont morts ou au combat.

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Ce sont des chrétiens qui nourrissent des musulmans ?

Oui et cela a demandé aux chrétiens de faire tout un cheminement. Ce soutien, ouvert à tous, a questionné les chrétiens, les a choqués parfois. Ils disaient à nos sœurs comme au JRS : “Vous nourrissez ceux qui nous tirent dessus à coup de missiles ?” Il a fallu accompagner ces questions, y répondre, se confronter à l’Évangile, regarder faire Jésus, apprendre à regarder ces personnes comme étant elles aussi des victimes de la guerre, des pauvres et des nécessiteux.

Les avez-vous convaincus ?

Personnellement je n’étais pas là, j’étais en Jordanie, mais je visitais tous les ans nos communautés d’Alep et de Damas et j’ai vu l’évolution. Oui, les chrétiens ont appris à changer leur regard. Et ce qui les a conduits à changer, c’est aussi le contact direct.
En décembre, après la libération, les populations de l’est de la ville sont venues ici et tout le monde a été pris de compassion. Il fallait voir dans quel état ils étaient !
C’est une des choses positives de cette guerre. A Alep, le monde chrétien et le monde musulman étaient séparés : chacun dans son quartier. La guerre a permis que ces Syriens se rencontrent. Bien sûr, les écoles chrétiennes scolarisaient des élèves de riches familles musulmanes, mais je parle de ces populations musulmanes pauvres, issues de la banlieue ceux qui, dans la vie quotidienne, ne rencontraient pas de chrétiens.

 

Père Ibrahim anime la prière de cette famille dont l’appartement a été touché par une roquette.

 

Les chrétiens ont fait le pas, mais qu’en est-il des musulmans ?

Beaucoup de ceux qui n’avaient jamais rencontré de chrétiens nous disent qu’ils avaient des préjugés. Ils racontent qu’ils avaient une mauvaise image qui leur avait été inculquée. Mais ils découvrent autre chose. Il faut dire que l’essentiel des aides distribuées ici le sont par les Églises. Sans distinction et pour les chrétiens et pour les musulmans, elles pallient les nombreux manques. Dans cette catastrophe, nous voyons au moins ça de bon : un témoignage qui porte du fruit.

Et pensez-vous que ces liens qui se tissent vont durer ?

Oui, oui, oui. Nombre de personnes disent, et je le pense aussi, que cette découverte les uns des autres peut créer la société de demain. Ces relations sont les germes susceptibles de faire naître la nouvelle société syrienne. Aujourd’hui spontanément des jeunes créent des associations informelles pour aider les nécessiteux, sans distinction. La misère unit les gens. Quand nous étions bombardés, tout le monde se rendait à l’immeuble touché pour aller aider, pour savoir qui avait besoin de quoi, chrétien ou musulman peu importait. Depuis, cette attention a grandi. Nous avons découvert que nous partagions une même humanité. La guerre nous a rendus attentifs à l’autre, n’est-il pas davantage dans le besoin que moi ? C’est beau. Nous partageons davantage, nous avons davantage le souci les uns des autres.

Qui sont les chrétiens qui sont restés à Alep ?

Ceux qui étaient trop pauvres pour partir, ceux qui n’ont pas obtenu de visa ou des gens qui ont voulu rester ?
Il y a un peu de tout. Oui certains n’avaient pas les moyens de partir. D’autres n’ont pas voulu prendre la mer avec ses risques. Ce n’est pas toute la ville qui a été bombardée de la même manière. Si un quartier comme Midan a été très touché, d’autres l’étaient moins et des chrétiens ont fait le choix de rester, estimant que le danger existait mais demeurait relatif. Parfois, les missiles tombaient comme la pluie, alors des chrétiens partaient dans un autre quartier de la ville chez des parents pour quelques jours.
Mais beaucoup de familles sont restées dans un acte de confiance au Seigneur. Vraiment beaucoup. Je suis frappée. Nous aurions des quantités de témoignages à donner en ce sens.
Et certains autres ont résolu de rester. Je connais un médecin qui a déjà un passeport canadien qui a choisi de rester pour servir. Plusieurs familles sont restées sentant un appel à le faire, au service de leur pays, au service de leur peuple.
Ce qui est frappant aussi c’est ce dont ils témoignent, leur foi a mûri, elle s’est approfondie, on les sent plus profondément enracinés dans la vie chrétienne.

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Comment est la situation en ce moment ?

En dépit de ce que l’on croit, la guerre n’est pas finie à Alep. Elle est finie dans le centre où nous sommes, mais elle continue en périphérie, à 3 km. Une seule route permet d’entrer ou sortir de la ville. Elle est parfois coupée à cause des combats, heureusement jamais plus de trois jours. Il n’y a plus d’électricité, plus d’eau courante et par conséquent très peu de travail – comment en effet ouvrir une fabrique ? – si bien que les gens manquent de tout.
Mais même avec un travail, on ne peut pas subvenir à ses besoins. C’est difficile à vivre pour les Syriens qui sont un peuple fier. Ils voudraient tant pouvoir vivre de leur travail. Les Églises favorisent la reprise du travail et aident à la réouverture d’ateliers de couture, de forgerons etc. pour rendre leur dignité aux personnes. Pour autant, du fait du coût de la vie, personne ne peut plus vivre de son travail et ceux qui avaient des économies les ont épuisées. Alors l’Église lutte sur tous les fronts pour conserver la dignité et soutenir le moral de ceux qui sont restés.

Avez-vous un message pour l’Europe ?

Ne nous oubliez pas ! Je suis touchée par la solidarité qui s’exprime, les messages, les courriels, les dons. Nous en avons encore besoin. Le peuple est fatigué. Un jour, les bâtiments seront reconstruits, mais il faudra du temps pour reconstruire les personnes.♦


Coût de la vie à Alep

Salaire mensuel :
20 000 livres syriennes = 35 e
Loyer d’un studio à Alep :
15 à 20 000 livres = 26 à 35 e
Tarif d’1 ampère :
8 000 livres = 14 e
Il faut au moins 2 ampères pour se servir d’un fer à repasser.
L’électricité des générateurs est le plus souvent fournie de 16 h à 22 h ou minuit.

Dernière mise à jour: 18/01/2024 14:17

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