« Il faut aller, non là où la terre est la plus sainte, mais où les âmes sont dans le plus grand besoin.” Livrée par Charles de Foucauld peu après avoir été ordonné prêtre en 1901, cette déclaration sentencieuse a de quoi surprendre. Car la Terre Sainte, le frère Charles l’a arpentée ! Il y a même vécu trois ans entre 1897 et 1900, essentiellement à Nazareth.
Mais alors qu’il croyait avoir trouvé là sa vocation, le religieux comprit lors de ses retraites de diaconat et de sacerdoce que Dieu l’appelait désormais ailleurs. Sur une terre certes moins sainte, mais où les “âmes malades” et autres “brebis délaissées” semblaient abonder : le Sahara algérien. C’est là qu’il mourut assassiné 15 ans plus tard, il y a juste 100 ans, à Tamanrasset.
Mais remontons un peu le cours de l’histoire. Cette histoire, son histoire, est intimement mêlée à une bourgade de Galilée qui abrita, il y a 2 000 ans, une modeste famille de charpentiers. “Charles de Foucauld, peut-être comme peu d’autres, a deviné la portée de la spiritualité qui émane de Nazareth”, assurait le pape François à Rome le 3 octobre 2015. “Regardant la famille de Nazareth, frère Charles discerna la stérilité du désir de richesse et de pouvoir ; il se fit tout à tous par l’apostolat de la bonté”.
Pèlerin de Terre sainte
Né à Strasbourg en 1858 dans une famille aristocratique, le jeune Charles se convertit à 28 ans au Dieu de Jésus-Christ, après une jeunesse agitée et un début prometteur de carrière militaire. Deux ans plus tard, en 1888, son directeur spirituel l’abbé Henri Huvelin lui conseille de se rendre en pèlerinage en Terre Sainte. Charles obéit, mais non sans “une certaine répugnance” selon ses propres mots.
“C’était un long voyage à entreprendre à l’époque”, explique frère Marco, religieux italien vivant à Nazareth et membre de l’une des 18 familles spirituelles foucaldiennes. “Charles de Foucauld ne voyait pas bien ce que l’abbé Huvelin voulait qu’il découvre là-bas…” Effectué au cœur de l’hiver 1888, ce pèlerinage de trois mois va pourtant changer sa vie.
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Après quinze jours de visite de la Judée, le jeune Charles traverse la Samarie à cheval, accompagné d’une escorte turque, et découvre Nazareth pour la première fois le 4 janvier 1889. La ville compte alors quelque 6000 habitants, pour un tiers catholiques, un tiers orthodoxes et un tiers musulmans – aucun juif, semble-t-il.
Les jours suivants, en bon pèlerin, le futur bienheureux visite Cana, les bords du lac de Tibériade, le mont Thabor ou encore Magdala avant de regagner la Judée. Mais le point culminant de son pèlerinage reste Nazareth. Cette ville devient pour lui le synonyme de l’existence humble, obscure et cachée du “divin ouvrier” : avant de prêcher et de faire des miracles, le Christ n’a-t-il pas vécu 30 ans dans l’ombre, au travail, en famille et dans la prière ?
Imiter Jésus
Dès lors, le jeune homme n’a plus qu’une obsession : imiter Jésus dans son anéantissement, son ensevelissement. Lui, l’aristocrate conscient de son rang, l’explorateur déjà célèbre, le travailleur acharné attaché à la rédaction de son livre, veut désormais se faire pauvre comme le Christ et “crier l’Évangile par toute sa vie”.
Cette idée l’habite encore sept ans plus tard, après avoir vécu dans des monastères trappistes en Ardèche puis en Syrie. “J’ai bien soif de mener enfin la vie que je cherche depuis sept ans, celle que j’ai entrevue, devinée, en marchant dans les rues de Nazareth que foulèrent les pieds de Notre Seigneur, pauvre artisan, perdu dans l’abjection et l’obscurité”, écrit-il à sa cousine Marie Bondy en juin 1896.
Son souhait est exaucé fin janvier 1897, quand il obtient l’autorisation de quitter la Trappe. Le 4 mars suivant, vers 22 h, il arrive à la Casa nova des pèlerins de Nazareth, affamé, épuisé et les pieds en sang. Cela fait près de dix jours qu’il marche depuis le port de Jaffa !
Le 10 mars, après être resté un peu chez les franciscains, il est admis comme serviteur de la communauté des clarisses, des contemplatives présentes à Nazareth depuis 1884. Logé dans une cabane de planches qui jouxte leur monastère, il refuse toute autre nourriture que du pain sec et de l’eau. Les clarisses lui donnent bien des figues et des amandes, mais il les redistribue secrètement aux enfants. La seule chose qu’il demande, c’est “un peu de temps pour prier”.
Un vieux soldat
Un peu de temps… ou beaucoup. Très vite, les sœurs s’étonnent de son exceptionnelle assiduité au pied du Saint-Sacrement, dans la chapelle dont il possède un double des clés, et voient déjà en lui un saint. Réveillé dès les deux ou trois heures du matin, Charles de Foucauld prie sans cesse, y compris pendant les quelques tâches que lui confient les clarisses : balayer la cour, chercher le courrier à la poste, peindre des images pieuses pour que les sœurs les mettent en vente…
Vêtu d’un bleu de travail, enfoui dans le silence et la solitude, il reste près de trois ans à l’ombre de cet ermitage dont il ne sort pour ainsi dire jamais. Il lit beaucoup, notamment la vie des saints, correspond par lettres avec ses proches, et c’est pendant son séjour à Nazareth qu’il rédige la plus grande partie de ses écrits spirituels : plus de 3 000 pages en trois ans.
Dans Le chemin vers Tamanrasset, consacré à la vie du bienheureux de Foucauld, Antoine Chatelard note : “Cette période de la vie du frère Charles, qui prend alors ce nom, est certainement celle qui ressemble le moins à la vie que Jésus a menée à Nazareth. Elle ressemblerait beaucoup plus à ce qu’il a appelé la vie de Jésus au désert.” Il est vrai qu’à Nazareth, le Christ ne vivait probablement pas caché comme un ermite ! Caché au sens d’anonyme, oui. Mais la seule chose qu’il voilait alors, c’était le mystère de sa divinité. frère Charles, lui non plus, ne tient pas à révéler ses origines.
Le jour où un salésien l’accoste : “On m’a dit que dans le monde vous aviez une place de comte… Est-ce vrai ?” Il lui répond dans un sourire : “Je ne suis qu’un vieux soldat.” La seule à connaître son ascendance noble est la mère supérieure des clarisses, avec laquelle frère Charles noue bientôt une relation de grande confiance.
Les dangers de Jérusalem
La tranquillité de sa vie de prière est néanmoins interrompue par trois séjours successifs à Jérusalem, à partir de l’été 1898. L’abbesse des clarisses de Jérusalem tient à rencontrer le spécimen qu’hébergent ses sœurs de Nazareth… Elle finira par admettre : “Nazareth ne s’est pas trompé, nous avons un saint dans la maison.” Elle tente alors de le convaincre de quitter sa blouse bleue pour qu’il soit ordonné prêtre et, pourquoi pas, devienne leur aumônier.
L’abbé Huvelin, directeur spirituel du frère Charles, voit ces projets d’un mauvais œil, et Charles le remerciera par la suite de ses mises en garde. Dans une lettre datée du 22 mai 1899, le futur bienheureux parle même des “dangers de Jérusalem”. Étonnante expression qui désigne sans doute la tentation de vouloir se rendre utile, œuvrer à quelque chose, et s’extraire par là-même de la salutaire “inutilité” d’une vie érémitique.
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Ce ressaisissement n’empêchera pas Charles de Foucauld d’être bientôt travaillé par une nouvelle tentation, et pas des moins exubérantes : acquérir le mont des Béatitudes ! Ainsi écrit-il en avril 1900 : “Je crois de mon devoir de tâcher d’acheter le lieu probable du mont des Béatitudes, d’en assurer la possession à l’Église en le cédant aux franciscains, et de m’efforcer d’y établir un autel où, à perpétuité, la messe soit célébrée chaque jour et Notre Seigneur présent dans le tabernacle.”
Ce projet un peu fou n’aboutira pas, mais frère Charles prend deux grandes décisions à la fin de son séjour en Terre Sainte. D’abord, il achève en juin 1899 la rédaction de la Règle des Petits frères, son projet de congrégation religieuse qui devra pratiquer une rigoureuse pauvreté et donner la priorité à l’adoration (lire pages suivantes). C’est aussi à cette époque qu’il décide de devenir prêtre. Ordonné en France le 9 juin 1901, Charles de Foucauld ne retournera plus jamais à Nazareth.
Entre la vie en communauté à la Trappe et la vie donnée aux autres en Algérie, Charles de Foucauld aura connu, à Nazareth, la vie érémitique. Mais au-delà du lieu, cette ville porte en elle un idéal applicable ailleurs, même loin des reliefs galiléens: “Nazareth est par-tout où l’on travaille avec Jésus, dans l’humilité, la pauvreté et le silence. »
Dernière mise à jour: 21/01/2024 23:33