Dans chacune des pièces du monastère, une photo, un tableau ou un dessin rappellent le visage de frère Charles, comme tous l’appellent : son front dégarni, sa barbe brune et bien sûr sa croix caractéristique, posée sur un cœur rouge. Sur ces étagères, tous les livres semblent avoir un lien avec le bienheureux ; sur ces tables, chaque prospectus mentionne son nom.
Nous sommes à quelques enjambées de la basilique de l’Annonciation, à Nazareth. C’est dans cet ancien monastère des clarisses, aujourd’hui celui des Petits frères de Jésus Caritas (l’une des 18 familles spirituelles de Charles de Foucauld, certes pas la plus connue) que le bienheureux a passé trois ans à la toute fin du XIXe siècle. Les bâtiments ont changé bien sûr, mais le calme qui y règne et le franc soleil qui embrasse sa verdure sont sans nul doute restés les mêmes.
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Frère Marco, 42 ans, ne se lasse pas de faire visiter les lieux. “Ici, vous avez la cour que frère Charles a souvent nettoyée ; et là, la chapelle où il a passé tant d’heures à prier…” Ces trois religieux italiens ont le privilège de prier quotidiennement dans cette pièce blanche et sobrement décorée. Ils y célèbrent aussi la messe, en italien et en arabe.
Être à l’écoute
Avant leur arrivée il y a exactement vingt ans, une autre famille spirituelle de Charles de Foucauld avait élu domicile entre ces murs : les Petites sœurs de Jésus, qui sont aujourd’hui 18 en Israël-Palestine. Leur fondatrice, Petite sœur Magdeleine, est arrivée à Nazareth en 1949 après être passée par l’Algérie, toujours dans les pas de son aîné. Elle a été accueillie par les clarisses dans la partie du monastère où Charles de Foucauld avait vécu. Dans un premier temps, les Petites sœurs ont partagé cet espace avec des réfugiés palestiniens de 1948.
En 1996, après 45 ans à Nazareth, cette fraternité emblématique a dû fermer. “Nous n’étions plus assez nombreuses pour faire vivre le lieu et assurer l’accueil des pèlerins”, explique sœur Lucile, qui vivait là depuis 25 ans. Aujourd’hui, la septuagénaire française habite avec deux autres sœurs dans une simple maison de Nazareth, où une pièce a été aménagée en chapelle. Au salon, notre conversation est interrompue par un coup de téléphone auquel elle répond dans un arabe fluide. En raccrochant, elle sourit : “C’était une dame qui avait besoin de parler.”
Le voilà, pour sœur Lucile, tout le sens de la vie de Jésus à Nazareth – celle que Charles de Foucauld a intuitivement perçue en découvrant la ville de Galilée en 1888. “A Nazareth, Jésus vivait au milieu des gens et avait sûrement une relation personnelle avec chacun, avance la religieuse en habit bleu. Alors nous cherchons à l’imiter : comment le Christ agirait-il, parlerait-il aujourd’hui ?”
« On est là, c’est tout »
Ces rencontres, sœur Rose en parle avec émotion. Cette Petite sœur allemande est arrivée en Terre Sainte en 1970. Après être passée par les fraternités de Nazareth, Béthanie, Gaza ou encore Ramallah, elle vit depuis 40 ans en vieille ville de Jérusalem, à la VIe station du chemin de croix. Celle où Véronique essuie le visage du Christ. “Cela a du sens pour nous, note-t-elle. Être présent à l’autre…”
“Nous sommes des contemplatives, mais pas derrière des murs. Autour de nous, on voit les enfants grandir, les générations défiler… Nous avons noué des amitiés très fortes.” La voilà qui évoque telle ou telle voisine palestinienne, les appelant chacune par leur prénom. De passage dans ce monastère, un évêque se serait même exclamé un jour : “Mais c’est un confessionnal ici !”
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“Contrairement à de nombreuses communautés religieuses, nous n’avons pas d’œuvres, comme une école ou un orphelinat, précise sœur Rose. Certains nous demandent parfois ce que l’on fait, finalement… Mais rien ! On est là, c’est tout. Et on a une belle vie, vous savez.”
En réalité, les Petites sœurs de Jésus, de même que les Petits frères d’ailleurs, ne font pas tout à fait “rien”. Comme Jésus de Nazareth, fils de charpentier, ces religieuses et religieux ont à vrai dire toujours travaillé. Mais comme leur visa ne leur permet pas d’avoir un emploi officiel, c’est souvent dans des structures privées, d’Église, ou à domicile. Certains ont été céramistes, d’autres laitiers ; les unes aides-soignantes, les autres couturières ; tantôt à l’usine, tantôt au kibboutz.
Comme le levain
Frère Yohanan Elihai, lui, aura passé sa longue vie (90 ans cette année) à écrire des dictionnaires. Arrivé en Israël il y a 60 ans, poussé par un élan sioniste et une affection qu’il “n’explique pas” pour le peuple juif, ce Français devenu israélien vit avec un autre frère dans un petit appartement de Jérusalem-Ouest.
Après avoir appris l’arabe palestinien dans un village de Galilée, frère Yohanan s’est lancé dans la conception du tout premier dictionnaire hébreu moderne-arabe dialectal palestinien, sorti en 1977. Ses méthodes de langue font aujourd’hui référence dans le pays. Difficile de ne pas penser à Charles de Foucauld, qui écrivit des dictionnaires de langue touarègue à Tamanrasset. “Je n’ai fait ça pour imiter frère Charles”, se défend Yohanan. Certes, mais peut-être est-ce révélateur de la nature de l’immersion de ces deux hommes dans leurs pays d’adoption : une présence qui crée du liant.
Une présence discrète, aussi. Dans les écrits que Charles de Foucauld a consacrés à la vie de Jésus à Nazareth, les termes “caché”, “dans l’ombre” et “obscur” reviennent souvent. Le Christ a en effet vécu 30 ans sans révéler le mystère de sa divinité. frère Yohanan tient beaucoup à cette discrétion. Cela fait 50 ans qu’il n’a pas mis son habit de religieux. Il a même demandé à arrêter de porter sa croix, sachant que ce symbole rappelle à certains juifs le douloureux souvenir des persécutions.
“Quand on me pose la question, bien sûr, je dis que je suis prêtre ! Mais mes voisins ne m’ont jamais demandé, alors je pense qu’ils ne savent pas… Ils doivent juste se dire que je suis gentil, quand je passe les voir avec un sourire et des petits gâteaux.” Sans faire attention, le vieil homme vient de paraphraser une ligne de Charles de Foucauld, dans ses Carnets de Tamanrasset : “Mon apostolat doit être celui de la bonté. En me voyant on doit se dire : Puisque cet homme est si bon, sa religion doit être bonne.” Puis, un peu plus loin : “Me mettre à la portée de tous, pour les attirer tous à Jésus.”
Immersion
“Petits” frères, “Petites” sœurs : cet adjectif préalable implique bien qu’eux aussi ont choisi de se mettre “à la portée de tous”. “Ne jamais être au-dessus de quiconque”, insiste sœur Bernadette, une Française de la fraternité d’Abou Dis, à Jérusalem-Est.
Comme les autres Petites sœurs qui vivent côté palestinien, et contrairement à celles et ceux du côté israélien, elle assure ne s’être jamais sentie encombrée par son habit de religieuse. “Les musulmans sont habitués à cohabiter avec des chrétiens, rappelle-t-elle. Ici, notre habit n’est pas un obstacle à la rencontre. Au contraire…” “Cela rassure les gens, renchérit sœur Lucile à Nazareth. Ils voient que l’on est des religieuses, chrétiennes, et les choses sont claires.”
Immergés dans des milieux juif et musulman, ces religieux ont tous adoptés la “ligne” Charles de Foucauld : “Je ne suis pas là pour les convertir, je suis là pour les comprendre”, disait-il des musulmans à la fin de sa vie, en Algérie. Loin de tout prosélytisme, ses héritiers s’efforcent d’entretenir des amitiés respectueuses de chacun et de se laisser, eux aussi, enseigner. “L’amitié est toujours un échange, soutient sœur Lucile. Nous essayons d’ouvrir un chemin de connaissance mutuelle, c’est tout. Pour le reste, c’est le Seigneur qui travaille.”
Faute d’effectifs suffisants, plusieurs fraternités ont dû fermer ces dernières années en Israël-Palestine : à Béthanie, Ramallah, Gaza… Mais pas question, pour ceux qui restent, de se lamenter sur ce qui était. Espérant que la relève viendra, la prière reste leur plus bel atout. “Mon adoration d’une heure chaque soir est, avec la messe, la plus belle heure de ma journée”, affirme frère Yohanan.
Dernière mise à jour: 21/01/2024 23:52