Bien après le schisme entre Orient et Occident, les chrétiens
sur les lieux saints ont continué de prier ensemble lors des grandes fêtes. En témoignent deux frères mendiants en pèlerinage à Bethléem dans la première moitié du XIVe siècle qui racontent leur rencontre avec les chrétiens d’Orient.
Le 28 mai 1291 le sultan mamelouk al-Ašraf Ḫalīl s’empare d’Acre, ultime capitale du royaume franc de Jérusalem. S’ensuivent trente années de quasi interruption des pèlerinages latins, qui reprennent dans les années 1320, et surtout 1330, encouragés par le pouvoir mamelouk. Les pèlerins qui se dirigent alors vers ce qu’ils nomment la Terre Sainte, le bilād al-Šām des sources arabes, partent à la recherche des traces tangibles de l’Incarnation où enraciner leur foi. En cela, ils ne diffèrent guère de leurs prédécesseurs. Ils s’en distinguent néanmoins sur un autre point : l’attention portée aux chrétiens grecs et orientaux, quasi absents des récits des XIIe et XIIIe siècle (1). Ils les rencontrent dans deux circonstances principales : la visite d’églises et de sanctuaires desservis par des clercs ou des moines grecs ou orientaux et la célébration des principales fêtes du calendrier chrétien. Parmi celles-ci, la célébration de la Nativité à Bethléem occupe une place importante, après les célébrations pascales hiérosolomytaines : les pèlerins des différentes Églises y convergent pour célébrer la naissance du Christ dans un contexte de partage de l’espace ecclésial entre franciscains de la custodie, melkites et orientaux.
Deux récits de la première moitié du XIVe siècle témoignent particulièrement de l’expérience vécue par les pèlerins latins dans la basilique de la Nativité : celui du frère augustin Jacques de Vérone (1335) et celui du frère franciscain Niccolò da Poggibonsi (1347) (2). Le premier décrit les trois jours passés à Bethléem sous le double signe de la “diversité et de l’unité des nations” (3) venues célébrer la Vierge : “Tous les chrétiens de Terre Sainte et d’autres régions de Syrie, d’Égypte et de Palestine vénèrent beaucoup ce jour et beaucoup viennent en la sainte Bethléem de sorte qu’en vérité, ce samedi, à l’heure des vêpres, nous nous sommes retrouvés plus de cinq mille des diverses nations pour célébrer les vêpres et nous avons célébré matines de la même façon : chaque nation pour elle-même, selon sa manière, en différents lieux de l’église. En effet, depuis le matin, chaque nation a reçu son autel, attribué selon les règles” (4).
Unité dans la diversité
Que décrit Jacques de Vérone ? Un groupe de pèlerins, auquel il s’intègre, qui réunit les chrétiens de Terre Sainte, de Syrie, d’Égypte et de Palestine, la diversité des provenances étant reprise dans l’expression “diverses nations”. Ce groupe se construit dans un rapport constant entre une unité intégrative, signifiée par l’emploi de la première personne du pluriel – “nous nous sommes retrouvés, “nous avons célébré” – et le maintien de la diversité et de la spécificité de chacun – chaque nation selon sa manière”, “son autel”. Enfin, ce groupe pèlerin se constitue dans un lieu bien particulier, “la sainte Bethléem”, afin d’y honorer la Vierge sur le lieu même de son enfantement : “sous l’autel il y a une étoile en marbre qui marque l’emplacement où la Vierge Marie a enfanté son fils, Jésus Christ” (5).
La célébration de messes par l’ensemble des chrétiens, d’Occident et d’Orient, dans le même lieu et au même moment, chacun à son autel et chacun selon son rite, est aussi systématiquement décrite par le franciscain Niccolò da Poggibonsi. Ainsi s’émerveille-t-il de la diversité des langues et des vêtements : “À présent je veux dire que, la nuit de la Nativité du Christ, en ce lieu, se rassemblent tous les peuples chrétiens, et chaque peuple installe son autel, et chaque peuple officie à sa manière, dans sa langue, et c’est merveille de voir tant de gens différents par leurs langues et les vêtements. Et la nuit, tout le monde fait ici son pain, de la manière suivante : on prend la farine pure, et on prend l’eau de la citerne où l’étoile se reposa, comme on l’a dit plus haut, et avec ladite eau on prend la farine sans levain et ensuite on fait le pain, et ils estiment que ce pain a une grande vertu” (6).
Poggibonsi décrit la diversité des liturgies transcendée par la fabrication commune du pain eucharistique – dont il précise toutefois qu’il est non levé, conformément à l’usage romain – en puisant l’eau nécessaire à une fontaine miraculeuse, sur les lieux même de la Nativité. Au XIVe siècle se répand en effet la légende selon laquelle les Mages auraient à nouveau aperçu l’étoile qui les avait guidés depuis l’Orient auprès de la citerne localisée à l’endroit de la fontaine ayant miraculeusement étanché la soif de Marie. La diversité des langues est transcendée par la foi commune, exprimée dans la célébration eucharistique.
Comment comprendre ces deux descriptions et que disent-elles du rapport édifié par les deux mendiants et, au-delà, les pèlerins du XIVe siècle, avec les chrétiens d’Orient venus comme eux en pèlerinage sur les lieux saints ? Certes ces descriptions ne sont pas propres à Bethléem, elles se retrouvent dans le contexte des célébrations de l’Assomption à Josaphat et de Pâques au Saint-Sépulcre. Néanmoins leur association à des lieux et des épisodes majeurs de l’Incarnation – la naissance et la mort – dit avec éloquence l’importance du lieu dans le lien de caritas ainsi tissé par les deux frères mendiants avec ceux qu’ils identifient comme leurs coreligionnaires. Le lieu, loin d’être un simple paysage, devient la condition nécessaire à l’établissement du lien.
Que cette interaction se retrouve sous la plume de deux frères mendiants n’est sûrement pas une circonstance indifférente : leurs ordres, particulièrement l’ordre franciscain, comprennent l’Incarnation comme une pérégrination vers le monde. En témoigne la fréquence, dans les écrits de François d’Assise, du passage johannique Pater qui misit me – le Père qui m’a envoyé (Jn 5, 37). Le rapport à l’Incarnation et à la création dans son ensemble s’en trouva changé, jusqu’à modifier la signification du “mépris du monde” monastique qui, de fuite hors du monde, devint mépris pour les richesses temporelles.
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Dans une terre devenue musulmane
Enfin ces deux pèlerins arrivent en Terre Sainte dans un contexte stratégique bien différent de leurs devanciers des XIIe et XIIIe siècles. Les lieux de la vie historique du Christ sont repassés sous souveraineté islamique, dès 1187 pour Jérusalem, reprise par le sultan ayyubide d’origine kurde, Saladin ; après 1291 pour les derniers lambeaux de la présence franque, à laquelle mit fin le sultanat mamelouk. Les pèlerins latins ne sont plus les membres d’une société dominante, établie par la conquête, mais des chrétiens soumis comme leurs coreligionnaires au joug islamique le temps de leur pèlerinage. Le rapport à l’autre est modifié ; les chrétiens melkites et orientaux, qu’ils y vivent ou y viennent en pèlerinage, deviennent alors un élément supplémentaire pour forger l’identité chrétienne d’une terre retournée à l’islam.
Contexte liturgique, identité spirituelle et contexte stratégique se conjuguent ainsi pour guider le regard des pèlerins latins de la première moitié du XIVe siècle qui élaborent un discours insistant bien plus sur l’union entre chrétiens que sur les dissemblances opposant latins et chrétiens schismatiques et hérétiques. La basilique de Bethléem, au jour anniversaire de la Nativité, devient alors l’un des lieux où les pèlerins, notamment issus des ordres mendiants, tissent un lien fondé sur la caritas avec ceux en qui ils reconnaissent leurs coreligionnaires.♦
1. Par convention on distingue les chrétiens grecs, c’est-à-dire melkites (chrétiens adhérant à l’orthodoxie chalcédonienne qu’ils partagent avec les autorités impériales byzantines, et vivant dans les provinces orientales de l’Empire byzantin) et orientaux, c’est-à-dire non-chalcédoniens (pour l’essentiel les fidèles des Églises syro-orthodoxe et syro-orientale, appelés respectivement jacobites et nestoriens dans les sources latines médiévales).
2. Les dates entre parenthèses correspondent à celles des pèlerinages.
3. “Nation” est le terme le plus couramment employé pour désigner
les communautés chrétiennes
dans les sources latines médiévales.
4 et 5. Jacques de Vérone, Liber Peregrinationis di Jacopo da Verona, Ugo Monneret de Villard et Giuseppe Tucci (éd.), Rome, 1950, p. 59. Traduction C. Rouxpetel.
6. Niccolò da Poggibonsi, Libro d’Oltramare, Alberto Bacchi Della Lega (éd.), Bologne, 1968, p. 62. Traduction C. Rouxpetel.
Dernière mise à jour: 29/02/2024 14:06