Il y a des mots qu’il faut réinterroger. Ainsi de l’antijudaïsme, l’antisémitisme et l’antisionisme. Mal compris voire confondu dans l’espace public, l’usage d’un mot pour un autre sème la confusion et peut rendre d’autant plus compliquée une réflexion de fond sur le rapport au judaïsme, aux juifs et à l’État d’Israël.
L’antijudaïsme désigne l’hostilité et la haine envers la religion juive et ses fidèles.
On en retrouve de premières traces, païennes, durant l’Antiquité, notamment sous les empires grec et romain. Le culte juif suscite alors méfiance et antipathie, en particulier chez les dirigeants politiques hellénisants. Ainsi du roi séleucide Antiochos IV, qui, dans son désir d’hellénisation de la Judée, interdit la religion juive en 167 av. J.-C., puis impose un culte païen à Jérusalem.
Par la suite, des textes chrétiens écrits entre les Ier et Ve siècles ap. J.-C., postérieurs à la mort du Christ, nourrissent un antijudaïsme théologique. Le peuple juif commence à être considéré par les chrétiens comme le peuple déicide, responsable collectivement de la mort de Jésus. Dans un contexte de guerre fratricide entre juifs restés juifs et juifs convertis au christianisme, les Pères de l’Église cherchent à se différencier, et définir leur nouvelle identité chrétienne. Les discours particulièrement violents de l’archevêque de Constantinople saint Jean Chrysostome, envers les juifs et adressés aux chrétiens, sont issus de ce contexte.
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Cet antijudaïsme chrétien de “différenciation” laisse peu à peu place à un antijudaïsme “d’installation” sous l’Empire byzantin : la haine physique et verbale de l’Église envers le peuple juif se normalise ainsi dans le système politique en place.
Durant le Moyen Âge, “l’enseignement du mépris” (selon l’expression de l’historien Jules Isaac) de l’Église envers le judaïsme conduit à la répression et à l’exclusion de nombreux juifs en Europe. Les persécutions se perpétuent toujours au nom d’un conflit théologique, il n’est pas question de haine “raciale” envers les juifs. La Révolution Française accorde finalement en 1791 l’égalité des droits aux juifs. Cette évolution de statut se répand peu à peu en Europe, non sans difficultés et retours en arrière.
Antisémitisme
L’antisémitisme non religieux se développe au XIXe siècle et bénéficie du terrain préparé par l’antijudaïsme chrétien. Le mot tire son origine de Sem, un des trois fils de Noé et, selon la Bible, descendant d’Abraham.
C’est dans son essai La victoire de la judéité sur la germanité publié en 1879, que l’Allemand Wilhelm Marr forge le terme, effectuant au passage une confusion entre la catégorie linguistique des langues “sémites” et la race “sémite”, prétendument inférieure et malfaisante.
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En France et en Allemagne, de nombreux penseurs tels que Drumont, Barrès ou Maurras reprennent à leur compte ce mythe racial, faisant du “juif” l’archétype de l’étranger inférieur, opposé aux valeurs de la société et à la patrie. Ces théories, reprises par l’idéologie nazie, verront leurs applications au XXe siècle dans le drame de la Shoah.
Antisionisme
L’antisionisme apparaît dans les débats au début du XXe siècle. Étymologiquement l’antisionisme est une opposition au “sionisme”, projet de retour des juifs à la colline de Sion de Jérusalem, c’est-à-dire le retour des juifs en terre d’Israël.
Il est intéressant de noter que les premières critiques antisionistes naissent au sein de communautés juives européennes elles-mêmes, certains juifs orthodoxes voyant par exemple dans le sionisme un détournement impie de la Bible. D’autres juifs, issus de l’immigration et parfaitement assimilés en Europe, craignent de leur côté d’être soupçonnés de “double allégeance” en adhérant au sionisme.
Par ailleurs, de nombreux antisémites du début du XXe siècle sont de fervents défenseurs du sionisme et nourrissent cette idéologie : pour Drumont, par exemple, il est urgent que les juifs quittent l’Europe et partent s’installer loin, en Palestine. Au fil de l’Histoire du XXe siècle, le terme d’antisionisme prend une double acception. Il est pour certains un refus pur de l’existence de l’État d’Israël ou une contestation de sa légitimité. Il désigne, pour d’autres, une opposition à la colonisation de la Cisjordanie et au blocus de Gaza. Une critique, légitime, de la politique du gouvernement israélien ne doit donc pas être confondue avec de l’antisionisme.
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Si les termes d’antisémitisme et d’antisionisme se sont opposés à certaines époques, ils en viennent pourtant aujourd’hui à se superposer… voire à être confondus. Aujourd’hui une résurgence de haine antisémite en Europe, en particulier à travers les réseaux sociaux, se justifie par une critique antisioniste de l’État d’Israël. Derrière une critique de la politique israélienne et de la colonisation se cache, chez certains antisionistes, une critique du juif. Nous pouvons ainsi nous interroger sur les raisons de l’obsession de certains envers l’État d’Israël. Dans quel substrat de pensée s’enracine-t-elle ?
En février 2019, à l’occasion de la soirée annuelle du CRIF, Emmanuel Macron a proposé d’adopter une définition de l’antisémitisme élargie à celle d’antisionisme, à l’instar de la définition adoptée par l’Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah (IHRA). Il s’agissait pour le président de permettre aux forces de l’ordre, aux magistrats et aux enseignants d’être mieux formés et plus efficaces pour faire face à ceux qui cachent, derrière le rejet d’Israël, une haine des juifs.
Plusieurs questions se posent donc : cette nouvelle définition ne mènerait-elle pas à un amalgame dangereux entre juif, sioniste et politique israélienne ? Existe-t-il actuellement un seul, ou plusieurs courants sionistes ? Et quelles pourraient être, à l’avenir, la conséquence d’une confusion intellectuelle et politique de ces termes ?
Dernière mise à jour: 01/03/2024 13:22