Comment vivre en chrétien lorsque l’on a subi l’oppression durant toute sa vie ? Au cœur de la Terre Sainte, en proie aux conflits et à la convoitise, cohabiter avec l’oppression est complexe au quotidien. Mais, la meilleure réponse à apporter se trouve parfois dans l’humilité.
Portrait de Nora Carmi.
C’est une figure incontournable de la communauté chrétienne palestinienne de Jérusalem. Nora Arsenian – son nom de jeune fille – reçut le nom de Carmi en épousant Georges un chrétien de confession grecque-orthodoxe. Nora, elle, est arménienne, née en 1947 à Jérusalem, un an avant la création de l’État d’Israël. Elle se définit comme jérusalémite, et explique avoir vu le jour en Palestine, certificat officiel à l’appui.
Sa famille avait connu le déchirement de l’exode. Son père n’avait que trois ans lorsque, avec les siens, il fuit le génocide en Turquie. Partis à 88, ils ne sont que huit à atteindre la Terre Sainte après presqu’un an de marche. Son grand-père paternel s’installa à Jérusalem Ouest et ouvrit une pharmacie.
Nora fit donc ses premiers pas en terre palestinienne. Mais en 1948, la guerre israélo-arabe obligea la famille à migrer de nouveau, vers le Liban cette fois. Elle y resta pendant deux ans. Les retrouvailles avec la ville trois fois sainte, le 1er janvier 1950, furent amères. Croyant retrouver leur maison, les Arsenian ne purent que constater, impuissants, sa saisie. “Nous avons été considérés comme des “absents” car le jour ou l’État d’Israël a annoncé les confiscations, nous n’étions pas là et n’avons pas pu nous y opposer”. Une première injustice qui la marquera. Mais la famille ne perdit pas la foi et reconstruisit de nouveau une vie à Jérusalem.
Caractère rebelle
C’est dans ce contexte que Nora grandit. Installée dorénavant à Jérusalem-Est avec ses parents et ses deux sœurs, elle débute ses études chez les sœurs de Notre-Dame de Sion en vieille ville, là même où l’on visite aujourd’hui encore le sanctuaire de l’Ecce Homo. Elle se souvient d’une éducation “stricte” mais qui lui a “beaucoup appris”. “C’est à l’école que je suis devenue une rebelle”, affirme-t-elle dans un sourire espiègle. Chez les Sœurs, Nora apprit en plus de sa langue maternelle, l’arménien, l’arabe, le français et l’anglais. Plus tard elle prit des cours d’hébreu, “Je comprends tout mais ne le parle pas, un mur sentimental m’empêche de le faire” dit-elle sobrement.
Ces années difficiles dans le pays forgèrent l’insoumission de son caractère devant l’injustice mais à l’école elle découvrit le sens du partage. Chez les sœurs il y avait des enfants de toute confession chrétienne et aussi des jeunes filles musulmanes. C’est avec elles que Nora fit l’expérience de la charité et du don de soi. “Il y avait une entente basée sur le respect. J’ai encore aujourd’hui des amies d’école”.
Un court passage à l’université de Birzeit, au nord de Ramallah en Cisjordanie, puis des études de sociologie à l’Université protestante de Beyrouth complétèrent son parcours œcuménique ! “Arménienne, élevée chez les catholiques puis les protestants et ayant épousé un grec j’étais œcuménique avant de m’y consacrer dans le travail !” C’est l’épanouissement dans ce melting-pot qui la poussa à se mettre au service du bien commun. “Je suis heureuse car j’ai pu travailler avec une grande diversité de personnes et je l’ai fait pendant 42 ans”.
À l’école du dialogue et de l’unité
Pour Nora, palestinienne-chrétienne vivant sous la domination israélienne, reconnaitre l’humanité de chacun est essentiel. Une humanité qu’elle découvrit de plus en plus auprès des opprimés. Le déclic se fit en 1967 quand elle fut confrontée de plein fouet avec la souffrance du peuple palestinien, lors de la guerre des Six Jours. Puisque Jérusalem était dorénavant annexée et que la séparation de la ville qui prévalait depuis 1948 était tombée, les Palestiniens originaires de Jérusalem-Ouest espéraient pouvoir retrouver leurs maisons mais ils en étaient expropriés sans possibilité de recours. “Je me suis dit : tu ne peux pas accepter ça, tu dois travailler à combattre cette injustice et toutes les autres”. Dès lors, elle œuvra pour la reconnaissance et la défense des droits des Palestiniens.
Trois engagements en particulier jalonnèrent sa lutte. Tout d’abord son travail au sein de la YWCA – la Young Women’s Christian Association (Association Chrétienne des Jeunes Femmes) – où elle enseigna l’anglais et fut responsable par la suite du bureau des droits de l’Homme, ce qui l’amena à travailler auprès des camps de réfugiés. Elle explique que cette expérience lui permit de tisser des liens au niveau local mais aussi international.
Puis c’est en rejoignant le centre de théologie œcuménique Sabeel qu’elle comprit que son combat passerait par la foi. Ses parents la lui avaient transmise, eux Arméniens persécutés en son nom. “Mes parents nous ont aussi appris à ne pas entretenir de rancune envers ceux qui nous font du mal. C’est quelque chose que j’ai appris dès mon plus jeune âge”. C’est surtout ce qu’elle s’évertue à mettre en pratique. “Un jour nous étions tout un groupe parti prier au pied du mur de séparation. Un militaire m’empêcha de m’y rendre. Je lui ai expliqué notre démarche et ai tenté de négocier. Rien n’y faisait alors je lui ai offert une branche d’olivier. Il la refusa mais j’ai insisté. J’ai senti qu’il y avait un être humain dans ce soldat. Il a fini par la prendre. Et nous sommes passés. J’espère que cela a pu réveiller en lui un peu d’humanité”.
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Si elle reconnaît la difficulté de ne pas céder à la haine face à l’oppresseur, elle préfère parler de l’importance du pardon et de l’indispensable solidarité des chrétiens entre eux. À Sabeel, sa mission consistait à montrer l’unité entre les différentes communautés chrétiennes. “Il y a quelques années encore, nous ne nous connaissions pas entre chrétiens. Mais nous avons appris à échanger, penser et travailler, lire la Bible ensemble. Pour la première fois ou presque des prêtres et des laïcs de différentes confessions discutaient ensemble et confrontaient leurs traditions. On découvrait comment chacun voyait les choses”, nous confie-t-elle. “Ces années ont beaucoup enrichi ma foi et dans la foi j’ai appris à voir tous les hommes comme égaux”.
Enfin, son adhésion au mouvement Kairos Palestine, représente d’après elle, “le sommet” de son combat. Ce document palestinien-chrétien, rédigé par de nombreux clercs et laïcs de toute confession fut publié pour sensibiliser l’opinion publique aux conditions de traitement des Palestiniens vivant sous occupation. “Il voulait attirer l’attention de la communauté internationale sur les injustices et sur l’oppression exercée par l’État hébreu sur le peuple palestinien mais pas que sur lui, sur les Israéliens aussi”.
La foi comme arme
Maintenant que Nora est à la retraite, sa vie ne se résume pas à la multitude de ses activités passées et toujours actuelles. Tout au long de son discours, reviennent encore et toujours les mêmes mots “foi, égalité, justice” un cocktail qui fait naître la résolution à la non-violence. “Pour être juste, il faut commencer par voir en l’autre un être humain et s’accepter les uns les autres comme des êtres créés à l’image de Dieu”. “Tout mon combat politique est guidé par la lecture de la Bible et le regard que mon Seigneur porte sur les autres. La foi en est le fondement.”
Quel est son plus grand combat ? Après un profond silence, mais avec assurance, Nora répond : “C’est le combat pour la dignité. C’est de surmonter les souffrances sans haïr, de ne pas rendre le mal par le mal et de pardonner”. Et le meilleur des moyens pour cela reste, selon elle, de “regarder son Sauveur” comme elle dit. “Comment a-t-il traité les gens ? Il s’asseyait avec les pécheurs, avec les marginaux. Il était simple, c’était un serviteur plus qu’un maître”. Tel est son credo. “Le Christ nous a enseigné : “Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent”, ce n’est pas facile du tout mais c’est un effort constant que nous devons faire”.
Aujourd’hui veuve, Nora reçoit régulièrement la visite de ses enfants Ivan et Natacha et de ses petits-enfants, infatigable, elle continue à participer à des comités partout dans le monde. Elle est fière de faire partie du mouvement de la Journée Mondiale de Prière, une initiative œcuménique de femmes chrétiennes. Elle en est encore aujourd’hui membre du comité exécutif en qualité de représentante de la Palestine. Une dernière fois, celle qui se définit et dans cet ordre comme Palestinienne chrétienne revient sur le lien indéfectible entre sa foi et le lieu où elle la vit.
“Pour moi être chrétien de Palestine, c’est être un descendant de ceux qui étaient présents à la Pentecôte. Ce sont eux qui ont fait la première Église et qui continuent de la faire grandir. Je ne dirai pas que c’est un honneur, mais je dirai que c’est une responsabilité, pour nous qui vivons sur la terre où Jésus a vécu et qui rassemble aujourd’hui trois grandes religions. Nous avons le devoir de vivre ici et dans tous les domaines de la vie notre foi telle que Jésus nous l’a enseignée. Le faisons-nous ? L’Église d’ici le fait-elle ?”. Belle et rebelle Nora Carmi.
Dernière mise à jour: 04/03/2024 14:24