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La rencontre de François avec le sultan dans les sources

Jean-Baptiste Auberger, ofm - Historien, spécialiste des Sources franciscaines
30 janvier 2019
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Durant l’année 2019, de nombreux événements en France et au Proche-Orient commémoreront les 800 ans de la rencontre entre François d’Assise et le sultan d’Égypte. Le premier article que Terre Sainte Magazine consacre à ce sujet revient sur l’historicité des sources. La rencontre a-t-elle eu lieu ?
Qui la relate ? Frère Jean Baptiste Auberger livre sa lecture des sources.


Messires, (mes conseillers) m’ont dit, par Dieu et par la foi, de vous faire couper la tête, car ainsi l’ordonne notre foi ; mais j’irai un peu contre ce commandement, et je ne vous ferai pas couper la tête, car ce serait mal vous récompenser d’avoir avec certitude risqué vos vies, pour conduire mon âme à Dieu.” Ainsi s’exprime le sultan d’Égypte au moment de congédier saint François et frère Illuminé qui l’accompagnait. La scène eut lieu en l’an de grâce 1219, à Damiette, dans le delta du Nil, à environ 200 kilomètres au nord-est du Caire.
Car la rencontre de saint François d’Assise avec le sultan Malik al-Kâmil n’est pas un mythe. Si les sources franciscaines sont marquées par une certaine relecture apologétique, il ne faudrait pas oublier qu’il existe deux “témoins” extérieurs à l’ordre franciscain. Il s’agit du cardinal Jacques de Vitry, évêque de Saint-Jean d’Acre et du laïc Ernoul, présent à Damiette fin août 1219. Leurs témoignages sont plus anciens que la Première Vie de saint François, écrite par Thomas de Celano à l’occasion de la canonisation du saint (1228), et d’où découlent les autres biographies. Il n’existe en revanche aucun témoignage musulman de cette rencontre.

Le récit de l’évêque au pape

Le premier de ces témoins est Jacques de Vitry. Elu évêque de Saint-Jean d’Acre en 1216, il est auprès des croisés lors de la campagne d’Égypte et notamment à Damiette en 1218. Il écrit au pape Honorius III, au printemps de l’année 1220, pour raconter les évènements de l’hiver 1219-1220 (Lettre VI). Dans cette missive, il ne souffle mot de la rencontre de François d’Assise avec le sultan. Cependant lorsque l’évêque envoie une copie de cette lettre à ses amis, le chanoine Jean de Nivelles et l’abbesse du monastère d’Aywières, il insère le récit de la rencontre de François d’Assise et du sultan.
Dans cette lettre de 1220, en parlant de François, Jacques de Vitry dit combien “il est aimé de Dieu et vénéré de tous”. Et, à ce propos, il ajoute que “brûlant de zèle pour la foi, il n’eut pas peur de passer seul dans le camp de nos ennemis. Qu’il y prêcha aux Sarrasins pendant quelques jours, sans succès.” Cependant “le sultan le fit venir à lui, se recommandant à ses prières pour que Dieu lui indique quelle religion il voulait lui voir embrasser”.
On peut légitimement se demander si ce dernier trait n’est pas une extrapolation quelque peu exagérée de la situation.
Le second témoin est Ernoul. Il s’agirait, avec de grandes probabilités, d’Ernoul de Giblet – l’ancienne Biblos, sur la côte de Syrie, au nord de Beyrouth – qui fut page ou écuyer de Balian d’Ibelin, avant d’être fait chevalier.
C’est probablement le plus fidèle reporter de l’évènement. Son texte, traduit en vieux français, ne nous est connu que par certains manuscrits. Ainsi dans le manuscrit 41 de Berne, où la chronique d’Ernoul est transcrite, coupée cependant de nombreuses insertions et rubriques explicatives. Même si son témoignage est incorporé à une compilation historique du XIIIe siècle, on peut admettre qu’Ernoul est l’auteur du passage de la chronique qui lui est attribué. Sa candeur et sa simplicité militent pour que les critiques les plus exigeants admettent l’authenticité de ce qu’il rapporte. Surtout, les traits qui lui sont propres, évoqués dans son récit sont tout à fait vraisemblables.

Il a fallu trois ans aux chercheurs sous la houlette de la Société archéologique de Namur pour trouver les informations à partir des reliques de son crâne et de son ADN et trois mois au laboratoire strasbourgeois VisualForensic pour reconstruire numériquement le visage de Jacques de Vitry, un des narrateurs de la rencontre. La mitre, elle, est la reproduction d’une mitre en parchemin exposée au Musée des Arts anciens du Namurois-Trésor d’Oignies et qui a effectivement appartenue à la chapelle privée du fameux cardinal. Le tout a pris naissance dans l’ordinateur de Philippe Froesch, sculpteur infographiste de très grand talent.

A l’écoute d’Ernoul

Ainsi commence le texte : “Je vous parlerai de deux clercs qui étaient à l’armée à Damiette. Ils vinrent dire au cardinal qu’ils voulaient aller prêcher au sultan, et qu’ils ne voulaient pas y aller sans son autorisation.”
Certes, François et son compagnon ne sont pas nommés. Ernoul parle de deux clercs. En 1219, la notoriété de François n’avait pas encore franchi la mer, mais, le fait qu’ils aillent au préalable trouver le cardinal légat pour obtenir de lui l’autorisation de rencontrer le sultan est un trait bien franciscain. Il manifeste de la part de François un grand sens de l’obéissance à l’Église, qu’on lui connaît par ailleurs et qu’il recommande à ses frères. La motivation invoquée est le Salut de l’âme de son interlocuteur.
Après avoir essuyé un premier refus du cardinal légat, peu désireux de les voir aller à une mort certaine, leur insistance l’emporta et le cardinal les laissa partir sur la recommandation “veillez à garder toujours votre cœur et vos pensées en Dieu !”
“Les deux clercs quittèrent alors l’armée chrétienne et s’en allèrent vers celle des musulmans. Quand les Sarrasins qui faisaient le guet les virent venir, ils pensèrent qu’ils venaient en messagers ou pour renier leur foi. Ils allèrent à leur rencontre, se saisirent d’eux et les emmenèrent devant le sultan. Quand ils arrivèrent devant lui, ils le saluèrent ; le sultan les salua aussi, puis leur demanda s’ils voulaient être sarrasins ou s’ils étaient venus en messagers. Sarrasins, ils ne le seraient pas, lui répondirent-ils ; mais ils étaient venus à lui en messagers de Dieu, pour guider son âme vers Dieu. “Si vous voulez nous croire, dirent-ils, nous conduirons votre âme à Dieu, car en vérité nous vous affirmons que si vous mourez en cette religion où vous êtes, vous êtes perdu, et Dieu n’aura pas votre âme. Et c’est pour cela que nous sommes venus vers vous. Si vous voulez nous écouter et entendre, nous vous montrerons par de justes raisonnements, devant les plus sages de votre terre, si vous les faites venir, que votre religion ne vaut rien.”
Le sultan leur répondit qu’il avait des archevêques, des évêques et de bons clercs de sa religion, et que sans eux il ne pourrait pas écouter leurs propos. Les clercs lui répondirent : “Nous en sommes très heureux ; appelez-les et s’ils veulent bien nous entendre et nous écouter, et que si nous ne puissions leur démontrer par de justes raisonnements que ce que nous vous disons est vrai, c’est-à-dire que votre religion ne vaut rien, faites-nous couper la tête.” Le sultan les fit chercher et ils vinrent le rejoindre sous sa tente. Et il y avait là des plus hauts personnages et des plus sages de sa terre, et les deux clercs y étaient aussi.

 

Quand ils furent tous rassemblés, le sultan leur dit alors pourquoi il les avait fait demander, et leur raconta pour quoi ils étaient réunis, et ce que les deux clercs lui avaient dit et les raisons de leur venue. Et ils lui répondirent : “Sire, tu es gardien de la foi ; tu dois donc maintenir et garder la foi. Nous te commandons de par Dieu et par Mahomet qui nous donna sa loi, que tu leur fasses couper la tête, car nous n’écouterons pas ce qu’ils ont à dire ; et nous vous défendons d’en écouter un mot, parce que la religion interdit que l’on en écoute aucune prédication. Et si quelqu’un veut prêcher ou parler contre la foi, la foi commande qu’on lui coupe la tête. C’est pourquoi nous t’ordonnons par Dieu et par la religion que tu leur fasses couper la tête, car ainsi le commande la foi.”
Là-dessus ils prirent congé, s’en allèrent et ne voulurent pas en entendre plus. Le sultan demeura avec les deux clercs.”
Le sultan ne suivit pas l’avis de ses conseillers et proposa au contraire à François et son compagnon de rester. Une invitation qu’ils déclinèrent “puisqu’on ne voulait ni les entendre ni les écouter”. De même refusèrent-ils tous les cadeaux dont le sultan se proposait de les combler, si ce n’est un repas et un sauf-conduit pour retourner dans le camp croisé.
Le récit très réaliste avec des détails sans grande importance pour l’histoire des croisades que poursuit Ernoul, apparaît être le récit que firent les deux clercs à leur retour. Les voir revenir sains et saufs ne fut pas sans étonner celui qui les avait vus partir. Et c’est peut-être la raison pour laquelle Ernoul rapporta cet épisode.

Lire aussi >> St François et le sultan: lettre du Pape pour les 800 ans

La neutralité d’un laïc

Le crédit à apporter au texte d’Ernoul vient de ce qu’il s’agisse d’un laïc présent depuis de nombreuses années sur le théâtre des opérations, et dépourvu de toute volonté apologétique.
Mais comment reconnaître dans les deux clercs François et son compagnon ? Dans les Conti écrits en langue arétine dans le troisième quart du XIIIe siècle, c’est-à-dire une quarantaine d’années après l’évènement, on trouve un récit très proche de celui d’Ernoul. Il s’agit de contes ayant trait à Saladin et autres sultans dont les sources, partiellement incertaines, seraient françaises et/ou provençales. Le récit d’Ernoul a pu se diffuser avec les autres contes par les marchands et/ou les troubadours à partir d’une traduction en français ancien de Bernard de Corbie. Le conte précise que les deux clercs sont des frères, et un peu plus loin, des moines. Du fait de la proximité d’Arezzo avec l’Ombrie, on peut comprendre l’intérêt tout particulier que ce fait divers a pu avoir pour les Arétins et les Ombriens. François, originaire d’Ombrie, est canonisé depuis peu.
En comparant le récit d’Ernoul aux relations faites par Jacques de Vitry dans sa lettre de 1220 ou dans son Historia Occidentalis postérieure, on remarque que le récit d’Ernoul est plus précis et plus circonstancié, sans trait apologétique. Au contraire, Jacques de Vitry veut magnifier la figure de François. Du coup, il tait la présence de son compagnon, exprime l’ardeur du Poverello et manifeste l’impact qu’il a eu sur le sultan lorsque celui-ci se recommande à ses prières pour que Dieu lui révèle la Loi et la foi qui lui plaît davantage. Ernoul est à ce sujet beaucoup plus sobre. La raison invoquée de cette rencontre, c’est de mener plus sûrement l’âme du sultan à Dieu. Il n’y a aucune critique explicite de Mahomet, mais simplement le désir d’être utile au sultan pour son salut. Dans la mesure où celui-ci n’abonde pas dans le sens de François, ce dernier n’insiste pas. Il est respectueux du choix de son interlocuteur et se refuse à s’incruster. François profite d’une trêve pour aller prêcher la foi qu’il croit la meilleure.

 

En présence de ses conseillers, le sultan a écouté la prédication de François. A la cour du sultan, son écoute et sa magnanimité n’ont pas rencontré un grand suffrage. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle les sources musulmanes n’ont pas relaté la rencontre.

 

De la quête du martyre au pacificateur

Dans les sources franciscaines plus tardives, cette rencontre fera l’objet de nouvelles interprétations. Que l’on prête à François soit une quête du martyre soit l’intention de faire la paix entre les deux armées.
Pour le franciscain Thomas de Celano, dans sa Vita Ia écrite pour la canonisation (1228/29) et dans La Vie retrouvée écrite pour les frères vers 1232/1239, c’est parce que François ambitionnait d’atteindre la perfection et qu’il était brûlé du désir du martyre, qu’après avoir échoué par deux fois, il part une troisième fois avec un compagnon, non nommé, à la rencontre du sultan. Arrêté par les gardes, il est “accablé d’injures et de coups, on le menace de mort, on lui promet le supplice”, mais à chaque fois, il parle avec courage, assurance et chaleur. L’auteur tend à en faire un héros. Cependant après avoir été l’objet de tant de haine de la part des soldats, le sultan le reçoit avec beaucoup de courtoisie. Il lui offre de nombreux cadeaux pour le faire fléchir. Mais le refus de François le fait regarder par le sultan “comme un homme extraordinaire”. Celui-ci, dit Thomas, l’écoutait volontiers et se sentait pénétré par sa parole. Le Seigneur refusa d’exaucer le désir du saint, car il lui réservait une autre grâce (les stigmates, précise La Vie retrouvée).
Il est notable qu’aucune mention de cet évènement ne se trouve dans la Vita Ia de Thomas de Celano (1246). On insiste sur l’esprit de prophétie de François visitant les croisés dans le but de les dissuader d’aller au massacre. L’échec de la croisade est connu à cette date-là. La Legenda major de Bonaventure (1260) reprendra seulement la Vita Ia en l’amplifiant. Elle présente François cherchant par le martyre à “revaloir au Christ la mort qu’il subit pour nous”, comme une monnaie de compensation. Est ajoutée la dimension de témoignage aux yeux des hommes, pour les inciter à l’amour de Dieu. Si François n’a pas subi le martyre c’est parce que “Dieu le réservait pour d’autres tâches”. Alors que Thomas de Celano donne à Dieu l’initiative d’empêcher François d’aller plus loin, en le frappant d’une maladie qui le força d’interrompre son voyage, Bonaventure accentue la dimension risquée de l’expédition : la guerre entre chrétiens et Sarrasins était implacable. On ne pouvait passer d’une armée à l’autre sans risquer sa vie. Il évoque l’édit cruel du sultan de récompenser d’un besant d’or quiconque apporterait la tête d’un chrétien. Or, d’après La Vie de saint Louis de Joinville, ce serait un édit du sultan Al-Salih Ayub, fils aîné d’El-Kâmil après la prise de Damiette, en 1249. Ceci afin d’accentuer le désir du martyre de la part de François, car “loin de craindre la mort, il se sentait attiré par elle”. De plus Bonaventure présente cette troisième tentative de la part de François d’aller à la rencontre du sultan comme voulant “favoriser, en répandant son sang, l’expansion de la foi en la sainte Trinité.” Nous mesurons là jusqu’où peut aller une relecture apologétique d’un tel évènement, avec l’insertion d’une discussion théologique avec les chefs religieux musulmans et l’intégration d’une ordalie par le feu… ! N’oublions jamais que François se dit lui-même dans ses écrits “simple et idiot” et aussi “illettré”. Le présenter faisant une “disputatio” théologique, comme le faisaient les étudiants de l’université de Paris, semble plus qu’étonnant. Quant à l’ordalie, il semblerait que le IVe Concile du Latran, canon 18 (1215) n’y était guère favorable. Des théologiens se prononceront contre. Les autres témoignages bonaventuriens (Sermon sur saint François du 4 octobre 1267, et l’In Hexaemeron 19, 14 de 1272), sont de vraies relectures qui ont tendance à accentuer les traits relevés ci-dessus. Enfin, le témoignage de Fr. Illuminé rapporté dans les œuvres de saint Bonaventure, à partir du propos d’un frère anonyme, semble pour le moins farfelu en relatant l’histoire d’un tapis décoré de croix sur lequel les musulmans obligeaient François à marcher pour se moquer de lui.
Quoi qu’il en soit de ces textes apologétiques et de leur finalité dont l’encouragement fait aux frères à partir en mission “au milieu des sarrasins” et en dépit des premiers martyrs comme ceux de Marrakech en 1220, il n’en reste pas moins que d’autres textes du Poverello peuvent être évoqués pour montrer qu’il n’est pas sorti indemne de cette rencontre. Il a vécu un profond changement et une vraie rencontre, avec une autre façon de rencontrer Dieu. ♦

Dernière mise à jour: 05/03/2024 15:23

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