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Comme François rêveur de paix

Francesco Patton, custode de Terre Sainte
30 mai 2019
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Dans un monde où revient le paradigme du choc des civilisations et où l’unique solution semble être encore le recours à la force, la rencontre de Damiette nous rappelle à quel point l’usage de la violence est imprudent, à quel point la victoire obtenue par la force est illusoire, combien fragile est la paix sans dialogue ni réconciliation.


Nous sommes en juillet 1219, à Damiette, en Égypte. D’un côté le campement croisé qui a assiégé la ville. De l’autre les troupes du sultan Al-Malik Al-Kâmil. François d’Assise, accompagné de frère Illuminé, arrive au camp des croisés. Il souhaite pouvoir annoncer l’évangile au sultan. Les croisés tiennent la chose pour impossible au point que le légat pontifical, le cardinal Pelagio, “répondit que, pour sa part, il n’aurait jamais donné ni permission ni commandement en ce sens, parce qu’il ne voulait pas leur accorder la permission de se rendre là où ils auraient certainement été tués” (Ernoul 37,1 : FF 2231). François assume l’entière responsabilité de son choix. Il ne demande pas à être envoyé A simplement qu’on le laisse aller. Accompagné de frère Illuminé, il traverse la ligne de front, est intercepté par les patrouilles du sultan et amené devant lui.
Ils sont désormais l’un en face de l’autre : Al-Malik Al-Kâmil, sultan d’Égypte, né en 1180 et François d’Assise né entre 1181 et 1182. Le premier est l’un des hommes les plus puissants du moment, un stratège militaire formidable, mais aussi un des esprits les plus ouverts à la culture et aux arts. L’autre est simplement un homme qui s’est senti appelé à suivre les traces de Jésus-Christ, à vivre l’Évangile sine glossa (sans commentaire) et à l’annoncer pacifiquement à toute créature.
Tous deux dialoguent, parlent et s’écoutent. Si dans le camp croisé la rencontre était considérée comme impossible, dans le camp sarrasin, elle était vue comme inconvenante. Pourtant le saint et le sultan dialoguent. De quoi auront-ils parlé ? Les récits hagiographiques ne nous permettent évidemment pas de reconstruire les conversations précises. Mais la connaissance que nous avons de François nous fait supposer qu’il lui aura parlé de sa foi en Jésus, de sa façon de concevoir l’être chrétien, du sens donné à sa vie et, contenu dans les paroles simples et pleines de l’Esprit de l’évangile, de son désir de vivre en pèlerin et étranger dans ce monde. Il est aussi très probable que le sultan ait dit à François ce que signifiait pour lui être un bon musulman, quelqu’un qui obéit à Dieu, prie, pratique le jeûne et l’aumône, vit en pèlerin. Il n’en reste pas moins qu’à un moment d’affrontement terrible de civilisations comme le fut la Cinquième croisade, François et le sultan Al-Malik Al-Kâmil furent capables de vivre le dialogue et la rencontre.
Des témoignages marquants relatent cette rencontre ; des sources croisées de l’époque, les lettres de Jacques de Vitry, l’hagiographie de l’Ordre, ainsi que des dessins et tableaux. Malheureusement, il ne reste pas de témoignages certains dans les sources arabes et islamiques de cette période. C’est comme si cette rencontre n’avait fortement marqué que le seul imaginaire chrétien d’alors, sans laisser de trace dans le camp musulman.

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Et pourtant, cette rencontre apparaît grandiose et d’une portée historique allant au-delà de l’époque où elle a eu lieu. Tout au long de ces huit siècles de présence franciscaine en Terre sainte, l’esprit de cette rencontre a, par exemple, servi de base à une cohabitation qui s’est révélée possible et qui nous a permis à nous, frères mineurs, de nous enraciner dans un contexte majoritairement musulman ; d’éviter affrontement, polémique et controverse systématiques (excepté quelques cas) en privilégiant l’approche du témoignage de vie. Un témoignage pacifique, souvent de service et de dévouement jusqu’au don de la vie, comme au cours des épidémies de peste lorsque les frères portèrent secours à tous, sans se préoccuper de leur propre sécurité.
Mais c’est surtout aujourd’hui que cette rencontre réapparaît avec toute sa valeur symbolique et intentionnelle, en nous proposant d’aller à contre-courant d’une culture d’intolérance et d’opposition grandissantes.

 

Dans l’école de Terre Sainte de Bethléem, frère Marwan Di’des, palestinien, travaille quotidiennement à éduquer les élèves chrétiens et musulmans à se connaître et se respecter mutuellement.

À notre époque où réapparaît le paradigme du choc des civilisations qui ne saurait être résolu que par la force, la rencontre de Damiette nous rappelle combien l’usage de la violence est stérile, combien la victoire obtenue par la force est illusoire, combien la paix obtenue par la défaite de l’ennemi est fragile.
Plus encore : au moment où revient l’idée d’opposition et l’idéologie de l’incompatibilité et de l’incommunicabilité entre cultures et religions différentes, la rencontre de Damiette vient nous prouver le contraire, que seuls la rencontre et le dialogue portent du fruit à long terme. Al-Malik Al-Kâmil, lui-même, quelques années plus tard en 1228, trouvera un interlocuteur en Frédéric II, un homme qui préférait lui aussi la négociation à la bataille, et tous deux concluront une trêve plus profitable que la guerre.
Cette capacité de croire que la rencontre et le dialogue sont possibles peut bien faire passer François d’Assise pour un rêveur, un idéaliste, un naïf, les faits et l’Histoire lui donnent raison.
Il est de notre devoir aujourd’hui de raconter encore l’histoire de cette rencontre et de faire en sorte que son esprit imprègne notre façon de vivre en Terre sainte, mais aussi celle de ceux qui vivent en Occident. Il est de notre devoir aujourd’hui de faire découvrir aussi au monde musulman une page de leur histoire qui leur est peu connue, mais devant laquelle ils restent étonnés quand elle parvient à leur connaissance.
Il est de notre devoir aujourd’hui de proposer à nouveau cette espérance de rencontre et de dialogue et d’oser les pratiquer dans nos milieux de vie quotidiens. Peu importe que nous soyons pris pour des rêveurs, des idéalistes et des naïfs. Ce sont les chroniqueurs d’il y a huit siècles, les chroniqueurs de la Cinquième croisade, qui nous ont raconté qui avait été le plus clairvoyant, des commandants en chef des forces armées ou de cet ingénu sans défense nommé François. ♦

Dernière mise à jour: 14/03/2024 14:09

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