Qu’est ce qui fait qu’un Palestinien est palestinien ? On a posé la question aux concernés, un peu partout en Israël et dans les territoires palestiniens. Les réponses sont aussi variées que les individus, preuve que l’identité est une construction complexe, ancrée dans l’intime, les trajectoires, et les lieux de vie.
Anwar Abu Eisheh :
“L’occupation a défini ma palestinité”
Âge: 73 ans
Ville: Hébron – Cisjordanie occupée
Pourquoi lui: Président de l’Association d’Échanges Culturels Hébron France, professeur de droit et ancien ministre de la Culture de l’Autorité palestinienne (2013-2014), longtemps exilé en France, Anwar demeure une des grandes voix pacifistes palestiniennes.
“Je suis né Jordanien. En 1951 Hébron est en Jordanie. Tous les matins à l’école, je chantais pour le roi et l’hymne jordanien. Mon père était chauffeur de bus. À l’époque, on allait en Syrie en une matinée. À Damas, on disait qu’on était Jordaniens. C’est l’Occupation, à partir de 1967, qui a défini ma palestinité. Un événement clé notamment : une nuit d’août 1967, l’armée israélienne a débarqué dans notre quartier et a frappé mon père jusqu’au sang, puis mon oncle. Le prétexte ? Qu’un fil de leur communication avait été coupé dans notre rue. J’ai juré de venger ce passage à tabac. J’avais 15 ans.
Je suis parti dans les montagnes, en Jordanie, chercher les fedayin, ces commandos de francs-tireurs dont le nom signifie littéralement “celui qui se sacrifie”. Je suis devenu palestinien par la résistance. C’est le Fatah qui m’a éduqué à ma palestinité. J’y ai adhéré en 1968. Avant, on ne parlait quasiment pas de Palestine. Seul un de mes oncles, communiste, évoquait le terme. Moi, j’étais jeune, et très musulman.
Le peuple palestinien est né des accords Sykes-Picot en 1916, qui divisent l’empire ottoman en deux zones d’influence, française au Liban et en Syrie, et britannique en Palestine. De sujets de l’empire ottoman, nous sommes devenus Palestiniens. Malgré nous. En réaction à l’immigration juive sioniste encouragée par le Mandat britannique. En adhérant au Fatah et à l’OLP, j’ai été formaté pour penser un État palestinien à côté d’un État israélien. Quand j’étais jeune, j’étais fier d’être palestinien. Avec le temps, on apprend à tout voir. Aujourd’hui, je dirais que j’assume, avec plaisir, d’être palestinien.”
Basel Kittaneh : “Je suis palestinien, parce que je viens de cette terre”
Âge : 41 ans
Ville : Naplouse – Cisjordanie occupée
Pourquoi lui : Incarcéré de 2003 à 2018 pour son implication dans la Seconde Intifada, Basel a utilisé son temps en prison pour obtenir une licence en Histoire et apprendre l’hébreu. Depuis sa libération, il œuvre à revitaliser la vieille ville de Naplouse dont il connaît les moindres secrets.
“Être palestinien, c’est venir de cette région. Les gens qui ont administré ce bout de terre, ont, dans l’Histoire, toujours été éphémères, seulement de passage : les Cananéens, les Romains, les califats musulmans… Les sujets de ces empires, eux, ont toujours été les mêmes. C’est leur religion qui a changé. Certains de ceux qu’on appelle les “fils d’Israël”, sont volontairement partis s’installer en Égypte, avant de revenir 400 ans plus tard, guidés par Moïse qui les a libérés de l’esclavage. Quand ils sont revenus, ils se sont installés et ont vécu avec les “locaux”, des tribus sans religion, qui se sont converties à mesure que les monothéismes naissaient. Si je faisais un test ADN aujourd’hui, on trouverait que mes origines sont plus proches de celles des fils d’Israël, que celles de Benyamin Netanyahou.
En 2001, lors de la Seconde Intifada, la ville de Naplouse s’est retrouvée entièrement encerclée par l’armée israélienne. J’avais 18 ans. J’ai rejoint la résistance en aidant les familles à fuir par les montagnes. J’ai été arrêté en 2003 et j’ai passé 15 ans en prison. J’ai appris l’hébreu, obtenu une licence d’Histoire, et enseigné aux autres détenus. À ma sortie, je ne me suis pas réaffilié à mon mouvement politique.
Pour moi, l’avenir de la Palestine passe par la société civile. J’ai ouvert un café culturel et une auberge de jeunesse dans la vieille ville de Naplouse. Ce sont des lieux d’échange, de rencontre, qui permettent aussi aux touristes de comprendre notre réalité. La prison m’a permis de prendre du recul par rapport au conflit. Je suis plus critique de l’Histoire qu’on nous enseigne, parce que l’étudier m’a fait comprendre qu’un vivre-ensemble est possible. La seule condition, c’est qu’Israël nous redonne nos droits.
Hyam Tannous : “J’ai deux identités, palestinienne et israélienne”
Âge : 70 ans
Ville : Haïfa – Israël
Pourquoi elle : Palestinienne israélienne chrétienne et activiste sociale, Hyam Tannous fait partie de l’ONG “Femmes qui œuvrent pour la paix”, le plus gros mouvement de paix israélien. Née et élevée dans la ville mixte et paisible de Haïfa, elle estime qu’une partie d’elle est israélienne.
“Je suis palestinienne. C’est très clair. Mon histoire, ma culture, les plats traditionnels… Tout cela me vient de mes parents, de mes grands-parents. Mais je vis et j’ai grandi en Israël : j’ai des amis juifs, j’ai fait mes études en hébreu… Je ne me sens pas proche des Palestiniens qui vivent en Cisjordanie. Dans la guerre, je sens que mon identité palestinienne souffre avec Gaza. Je suis divisée. J’ai deux parts en moi, une palestinienne et une israélienne. L’une est mon peuple, l’autre mon pays. On parle arabe à la maison, et on a éduqué nos enfants dans l’histoire de nos racines. Quelque part, je suis peut-être plus arabe que palestinienne.
En militant avec “Women Wage Peace”, j’ai rencontré Rim, une palestinienne de Bethléem qui fait partie de l’organisation sœur en Cisjordanie. Grâce à elle, j’ai pu me reconnecter à une partie de mon identité. J’ai pu voir la réalité des camps de réfugiés. J’ai ressenti la souffrance, ce que c’est de vivre comme des rats dans quelques kilomètres carrés. Alors je fais tout pour que les Palestiniens aient leurs droits, leur indépendance, leur égalité, leur sécurité. C’est un peuple bon, qui a trop souffert. On leur a tout pris. Je suis fière de ma culture, de notre cœur ouvert et émotif.
Huda Imam : “Mon pays, c’est Jérusalem”
Âge : 65 ans
Ville : Jérusalem
Pourquoi elle : Issue d’une grande et vieille famille de l’aristocratie hiérosolymitaine, Huda Imam a fondé et dirigé le Centre d’études sur Jérusalem à l’Université Al-Quds. Activiste engagée et actrice à ses heures perdues, elle milite pour la préservation du patrimoine culturel palestinien à Jérusalem.
“Qu’est ce qui fait que je suis palestinienne ? Eh bien, je suis née à Sheikh Jarrah, un quartier aujourd’hui situé à Jérusalem-Est. Mes parents sont issus de deux grandes familles de Jérusalem, les Nashashibi et les Husseini. J’ai reçu une éducation moderne et ouverte d’esprit. Mon pays, c’est Jérusalem. Quand il faut remplir des papiers administratifs, je ne mets pas “Israël” ou “Palestine” dans la case pays, mais Jérusalem.
Être de Jérusalem, c’est parler plusieurs langues, c’est respecter l’autre et aimer les autres religions. Je porte toujours une petite croix au poignet, même si je suis musulmane. Comme d’autres familles palestiniennes, on a perdu notre maison du quartier de Katamon, à l’ouest de la ville. Les Israéliens l’ont prise en 1948. Cette perte reste toujours un déchirement. J’y vais chaque vendredi, malgré les ordres d’expulsions si on me voit là-bas. Nos maisons sont nos identités.
La fierté de mon identité palestinienne s’est développée à l’étranger. À 19 ans je suis partie vivre en Martinique, puis en France métropolitaine. Les gens parlaient de nous comme des “Syriens”. Et puis il y a eu la nostalgie. Petite, je n’aimais pas la musique d’Umm Kulthum. Ni le rythme, ni les paroles. Mais à l’étranger, je n’écoutais que ça. Un jour mon fils m’a demandé de ne plus lui parler arabe quand je l’emmenais à l’école à Paris. Ça a été l’électrochoc.
Quand je suis revenue à Jérusalem, je me suis engagée pour préserver et défendre son patrimoine culturel. Je porte Jérusalem sur mes épaules. Ça pèse lourd. La Palestine ne peut pas être divisée. Jérusalem non plus. Les Palestiniens ont une culture en forme de lumière, d’avenir. Même si les gens sont pauvres, occupés, il y a cet optimisme du quotidien. Notre enracinement nous donne confiance. On est là. On sait qu’on appartient. C’est ça l’identité.”
Loay Balaawi : “Le Palestinien est quelqu’un qui aime”
Âge :29 ans
Ville : Jénine – Cisjordanie occupée
Pourquoi lui : Joueur et compositeur de oud, instrument à corde typique de la musique du Moyen-Orient, Loay vit à Jénine, rebaptisée la “petite Gaza” par l’intensité des raids israéliens qui ciblent son camp de réfugiés. Une résidence à la Cité des Arts de Paris entre 2019 et 2020, l’a fait réfléchir sur son identité.
« Être palestinien, c’est être aimant. Que cet amour soit l’obsession et le moteur des sentiments de défense, de sacrifice et de force, le Palestinien est un quelqu’un qui aime. Sans l’amour, il ne serait pas resté dans ce pays qui porte son nom depuis toutes ces années, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui. L’amour est la caractéristique génétique de base dont nous avons hérité depuis la création de ce pays, et le plus grand amour est l’amour de ce pays.
Être palestinien, c’est avoir des ancêtres nés ici, mais c’est aussi un état d’esprit : la Palestine et les Palestiniens sont devenus une affiliation intellectuelle. Par exemple, je vois des personnes de différents pays du monde qui sont plus « palestiniennes » en pensée que de nombreux Palestiniens eux-mêmes.
La Palestine et votre position à son égard sont devenues un critère pour juger la nature humaine. Personnellement, si je n’étais pas né en Palestine, j’aurais choisi d’être palestinien en pensée et en affiliation, parce que je déteste l’impérialisme, la persécution et que je préfère défendre ce qui est juste, indépendamment de la nationalité ou de la religion. »
Dernière mise à jour: 12/07/2024 19:15