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Les récits de multiplications des pains

Claire Burkel (Enseignante à l’École Cathédrale-Paris)
11 juillet 2024
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Aucun des six textes ne dit précisément où a eu lieu la multiplication des pains. Dès le IVe siècle le site de Tabgha fut retenu par les pèlerins : il est au bord du lac et non pas “au désert” mais dans une zone peu habitée. © Andrea Krogmann

Récits où se présente, à première lecture, l’idée de profusion, au point qu’il “y en eut de reste”, mais ce n’est peut-être pas l’idée principale à observer dans ces textes.


Les quatre évangiles présentent chacun un ou des récits de la multiplication des pains. Il nous faut donc délimiter le corpus. On lira dans les Évangiles un récit démultiplié en six textes : Mc 6, 30-44 et 8, 1-10 ; Mt 14, 13-21 et 15, 32-39 ;
Lc 9, 10-17 ; Jn 6, 1-12, qui se termine par “Rassemblez les morceaux en surplus”. Les phrases de conclusion évo-quent : “Ils mangèrent et en eurent de reste” -2R 4, 44- un miracle accompli par Élisée au IXe siècle obtenu avec vingt pains d’orge et du grain frais pour 100 personnes affamées. Jésus a magnifié le geste du successeur d’Élie et accompli une des paroles prophétiques des Psaumes : “Ils mangèrent et furent rassasiés” ; “À toute chair il donne le pain” -Ps 78, 29 et 136, 25.

Surplombant depuis les flancs du Golan le lac de Tibériade, le site d’Hippos-Sussita pourrait être
le lieu d’une des multiplications des pains d’après l’archéologue israélien Michael Eisenberg. ©MAB/CTS

Ces phrases chantées dans les liturgies juives évoquent le miracle fondateur de la manne. Jésus, en ces actes, amène à comprendre l’épisode, qui concernait le peuple au désert, comme prophétique de ce qu’il est en train de réaliser maintenant : un autre pain est donné, pain de vie réel et inépuisable. Voyons comment les récits évangéliques sont tissés d’Ancien Testament.

Le fait “historique”

Conduit par Moïse, le peuple d’Israël est sorti d’Égypte, il a été sauvé de l’oppresseur. Mais il est nombreux, comment va-t-il se nourrir ? Si l’on a pu emporter quelques provisions de bouche en quittant la vallée du Nil, la question alimentaire est rapidement posée et elle apparaît sous forme de plainte ou de reproche fait à Dieu. Pourquoi nous a-t-il conduits à cette impasse ? nous allons mourir de faim ! Ne serait-ce pas finalement sa volonté ? Dieu répond par ce “pain” glané au sol : “Cette manne, on eut dit de la graine de coriandre, c’était blanc et avait un goût de galette au miel” -Ex 16, 31. Mais la même nourriture, tous les jours, durant 40 ans ! “Maintenant nous dépérissons privés de tout, nos yeux ne voient plus que la manne !” -Nb 11, 4-9. Et l’on va vite regretter les produits frais que l’on cultivait en Égypte.

Au plus près de la mosaïque –
Où l’artiste a reproduit fidèlement une corbeille contenant 4 pains, le cinquième étant censé être sur l’autel, et 2 poissons du lac. ©Andrea Krogmann

Ce n’est qu’à l’entrée dans le pays promis que l’on mangera autre chose : “Il n’y eut plus de manne le lendemain, où ils mangeaient du produit du pays. Les Israélites n’ayant plus de manne se nourrirent dès cette année des produits de la terre de Canaan.” -Jos 5, 12. De cette longue leçon il fallait comprendre : “Il t’a humilié, il t’a fait sentir la faim, il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères n’aviez connue, pour te montrer que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur.” -Dt 8, 3.

Son interprétation

À partir du récit historique, au chapitre 16 de l’Exode, la tradition avait médité sur ce fameux pain, en fait pas fameux ! reconnu comme don de Dieu. Et, comme chacun sait, Dieu habite les nuées célestes. On en a déduit que cette nourriture ramassée à terre venait en réalité du ciel : “Tous ils espèrent de toi que tu donnes en son temps leur manger ; tu leur donnes, eux ils ramassent, tu ouvres la main, ils se rassasient.” -Ps 104, 27-28 et “du pain des cieux il les rassasia” -Ps 105, 40-41. Le phénomène est alors reconnu comme une pluie naturelle : “Pour les nourrir il fit pleuvoir la manne, il leur donna le froment des cieux. Du pain des forts l’homme se nourrit, il leur envoya des vivres à satiété.” – Ps 78, 24-25. Ce que peut résumer un des écrits les plus tardifs de toute la rédaction biblique, le livre de la Sagesse, rédigé quelques années avant la venue du Christ, mais déjà connu par lui et ses contemporains : “C’est une nourriture d’anges que tu as donnée à ton peuple, et c’est un pain tout préparé que tu leur as fourni inlassablement, un pain capable de procurer tous les délices et de satisfaire tous les goûts.” -Sg 16, 20.

Malhabile mais
si touchante mosaïque –
Une simple corbeille et 5 pains ronds pour évoquer le grand miracle : 5000 hommes nourris
et “ils en eurent de reste”. ©Hippos Sussita Project

Ce qui initialement était ramassé au sol devient, puisque don de Dieu, une pluie providentielle, une nourriture céleste. Jésus, qui est du ciel, se déclare comme la nourriture qui rassasie parfaitement ; et, comme il se donne en nourriture, il fait comprendre qu’il vient du ciel. “Vous me cherchez non pas parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain et vous avez été rassasiés. Travaillez, non pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’homme.” Ses auditeurs lui rétorquent : “Nos pères ont mangé la manne dans le désert selon ce qui est écrit ‘il leur a donné à manger du pain venu du ciel’… Non, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain qui vient du ciel, mais c’est mon Père qui vous le donne le pain qui vient du ciel, le vrai, car le pain de Dieu c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde.” Et à l’issue de ce bref dialogue, Jésus dévoile : “Je suis le pain de la vie !”, ce qui peut se traduire aussi par “le pain de la vie, c’est moi !” Le propos est fort et “les juifs se mirent à murmurer car il avait dit ‘Je suis le pain descendu du ciel’.” Jésus ira encore plus loin : “Vos pères dans le désert ont mangé la manne et sont morts ; ce pain est celui qui descend du ciel pour qu’on le mange et ne meure pas. Je suis le pain vivant descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais et même, le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde.” – Jn 6, 26-51, passage connu comme “le discours du pain de Vie” donné dans la synagogue de Capharnaüm après la multiplication des pains selon le quatrième évangile. Le vocabulaire johannique use du mot ‘descendre’ faute d’un terme plus approprié, puisque l’on considère que Dieu est en haut et que tout ce qui vient de lui descend. Paul en fait un midrash, c’est-à-dire une interprétation spirituelle : “Tous ont mangé le même aliment spirituel, tous ont bu le même breuvage. Ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait et ce rocher c’est le Christ !” -1Co 10, 3-4. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait pas sans l’homme : il faut vous mettre au travail, dit Jésus à la foule et ils lui dirent alors : “Que faut-il faire pour collaborer au travail de Dieu ?” Jésus leur répond : “L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé.” -Jn 6, 29.

Manger pour croire

Pour les juifs la manne, le pain qui descend du ciel, était devenue le symbole de la Parole de Dieu. Dans le désert, on avait vécu de la Parole de Dieu. Un autre élément apparaît au verset 35 de cet évangile johannique du Pain : “Qui vient à moi n’aura jamais faim, et qui croit en moi, n’aura jamais soif.” On peut lire dans le livre de Ben Sira presque la même phrase, mais inversée. La Sagesse de Dieu, une autre manière de parler de la Présence de Dieu, vient au-devant des hommes, elle dresse sa table et les invite au banquet et il est dit : “Venez à moi et rassasiez-vous de mes produits. Car mon souvenir est plus doux que le miel, mon héritage plus doux qu’un rayon de miel. Ceux qui me mangent auront encore faim, ceux qui me boivent auront encore soif.” -Si 24, 19-21- pour dire ici qu’ils désireront toujours la sagesse. Et encore : “Venez, mangez de mon pain, buvez de mon vin que j’ai préparé.” -Pr 9, 5. Il est évident que le juif qui entend Jésus parler ainsi, pense à la Sagesse. La parole de Jésus se profile sur la manne du désert qui évoque le don de la Parole de Dieu ; elle se profile aussi sur la Sagesse qui a dressé sa table et appelle les hommes à venir partager sa vie. Il serait donc, LUI, à l’égal de la Parole venue parmi nous, et de la Sagesse donnée au monde en plénitude.

L’eucharistie chrétienne ne se réfère pas qu’à la dernière Cène, elle récapitule TOUS les repas pris par Jésus avec ses disciples – dont les multiplications des pains – ainsi que les repas pris par les témoins du Ressuscité avec lui ; les Onze à Jérusalem -Mc 16 14 et Ac 1, 4 ; deux disciples à l’auberge d’Emmaüs -Lc 24, 30 ; 41-43 ; sept autres au lac de Galilée -Jn 21, 13. Si l’eucharistie de l’Église ne s’appuyait que sur la Cène on ne pourrait pas expliquer la joie débordante qui la caractérise (Ac 2, 46). Continuer le groupe qui trouvait autrefois son unité dans la seule présence de Jésus, c’était affirmer joyeusement la réalité de la Résurrection et la présence continue, réelle, du maître. Ne pas jeûner disait la présence vivante du Ressuscité et la permanence du groupe.
Il faut toujours revenir à l’Exode.

Dernière mise à jour: 11/07/2024 15:48