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Enseigner Jésus en hébreu

Cécile Lemoine
11 juillet 2024
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De l’hébreu sur la Via Dolorosa - À chaque station du chemin de croix, le père David Neuhaus donne une petite explication, avant d’entonner un “Notre Père” puis un “Je vous salue Marie” en hébreu. Regards interrogateurs garantis. ©Cécile Lemoine

Comment transmettre la vie et les enseignements de Jésus à des enfants d’origine philippine, indienne ou sri lankaise, qui parlent hébreu et sont immergés dans la société israélienne juive ?
Nourrir la foi de ces jeunes au carrefour de plusieurs identités et religions est un défi relevé par les membres de la Qehillah, la communauté catholique hébréophone en Israël.


Avinou shebashamayim yitkadesh shimkha” Regards interloqués. De l’hébreu sur la Via Dolorosa ? Un petit groupe de 20 jeunes Philippins encadré par un prêtre remonte les stations du chemin de croix en entonnant le “Notre Père”… en hébreu. À quelques jours de Pâques, le père David Neuhaus avait exporté son cours de catéchisme hebdomadaire en Vieille ville, donnant lieu à des scènes atypiques, dont Jérusalem a le secret.

Ces cathos qui parlent hébreu – Nés en Israël de parents Philippins en majorité, les enfants de la qehilla de Jérusalem, parlent et pensent en hébreu, vont à l’école avec des Israéliens, et connaissent l’Ancien Testament mieux que le Nouveau. ©Cécile Lemoine

À chaque station, le père David, un jésuite israélien d’origine juive converti au catholicisme à l’âge de 15 ans, glisse une petite explication, toujours en hébreu, à un auditoire un peu déconcentré par l’agitation de ce samedi printanier. “Là on était à l’endroit où Victoria a essuyé le visage de Jésus”, tente Raven, 15 ans, alors que le groupe quitte la sixième station, avant d’être reprise par l’amie arrimée à son bras : “Mais non, c’est Véronique !” Elles pouffent. Pas simple pour ces jeunes d’appréhender tous les concepts et les histoires du Nouveau Testament. Nés en Israël de parents immigrés (Philippins en majorité mais aussi Indiens, Sri Lankais, Érythréens, Soudanais), ils vont dans les écoles publiques israéliennes et la langue dans laquelle ils pensent est l’hébreu. Plus intégrés que leurs parents dans la société israélienne, ils appartiennent néanmoins à une minorité religieuse, les chrétiens catholiques, et beaucoup n’ont pas la citoyenneté de l’État hébreu.

Les catholiques d’expression hébraïque sont environ 800 en Israël, répartis en quatre paroisses, ou qehillot situées à Jérusalem, Beer Sheva, Tel-Aviv et Haïfa. La première génération de ces communautés, regroupées en 1955 dans le vicariat patriarcal Saint-Jacques, était composée de juifs convertis et de familles mixtes, pour la plupart venus de France ou d’URSS et animés par la volonté de vivre en communauté de destin avec le peuple juif. Ils ont été rejoints au fil des ans par des dizaines de milliers de travailleurs immigrés et demandeurs d’asile chrétiens. “Il n’y a aucun autre endroit au monde où les chrétiens sont minoritaires dans une majorité juive”, éclaire le père Piotr Zelazko, vicaire du patriarcat de Jérusalem pour les catholiques de langue hébraïque et ancien curé de la paroisse de Beer Sheva.

Trouver le bon langage

L’enjeu, pour ce vicariat baptisé “Saint-Jacques” en mémoire du disciple de Jésus qui, le premier, a fait le pont avec le peuple juif, est de maintenir et de nourrir la foi de ces enfants, avenir de la communauté. Ils ne sont qu’une centaine à assister à des cours de catéchisme dans le pays. “On veut qu’ils restent chrétiens, expose le père Piotr. La société israélienne dans laquelle ils évoluent est très laïque, surtout pendant le service militaire. La tentation de s’éloigner de la religion pour mieux s’intégrer est très forte.” Par manque de temps ou d’envie, beaucoup de familles délaissent l’éducation religieuse de leurs enfants. “La transmission d’une culture religieuse passe en grande partie par les parents. Or nos familles, essentiellement migrantes, sont brisées. Cela complique le processus”, souligne Dima Ezrohi, un Israélien catholique de 28 ans qui donne des cours de caté aux enfants du centre Notre-Dame-Femme-de-Valeurs à Tel-Aviv. “Dans la plupart des communautés catholiques du monde, quand les liens avec l’Église se distendent, la tradition de se marier et de faire baptiser ses enfants persiste. Chez nous, c’est complètement différent. Si nos enfants cessent de venir à l’église, nous ne les revoyons plus jamais”, note le père Neuhaus, qui a eu la charge du vicariat Saint-Jacques entre 2009 et 2017.

Malgré le brouhaha de la Vieille ville, le père David parvient à maintenir un niveau de concentration assez élevé dans son petit groupe. Pédagogue né et forgé par un parcours à la croisée du judaïsme et du christianisme, il a ce charisme naturel qui force le respect. “Il est strict mais il sait comment nous parler”, sourit la jeune Raven. Trouver le bon langage, c’est justement ce qui anime ce jésuite qui a longtemps enseigné les Écritures saintes au séminaire et à l’université. Comment s’adresser à ces enfants ? Comment faire vivre leur foi et les aider à la pratiquer ? David Neuhaus a retourné le problème dans tous les sens. “On a dû changer de perspective. Les fondateurs de la qehilla venant d’Europe ont éduqué les chrétiens au judaïsme dans des termes savants. La génération d’aujourd’hui est immergée dans le judaïsme et connaît peu le christianisme. Il a fallu penser un langage chrétien dans un hébreu qu’ils peuvent comprendre, à partir de leur expérience dans des écoles où on leur enseigne les histoires de l’Ancien Testament et où on célèbre les fêtes juives”,
souligne-t-il. Résultat de ce travail de vulgarisation : une série de cinq livres de catéchisme, dont les plus utilisés ont pour titres “Connaître le Repas du Seigneur” et “Connaître l’histoire du Salut”.

Langue du judaïsme, l’hébreu a dû être adapté pour raconter les concepts du christianisme et coller à la liturgie latine. Un travail de traduction et d’invention de mots, entrepris par des linguistes dont le renommé Yohanan Élihaï, franco-israélien membre de la communauté des petits frères de Jésus. Il a par exemple créé le mot “communion” en hébreu, en mélangeant les racines des mots “un” et “ensemble”. “Ce mot fonctionne très bien, juge David Neuhaus. Celui pour dire la Transfiguration, par contre, n’a pas eu le même succès. On dit “transfiguratia” ou “yefa”, mais les enfants ne comprennent pas. Je préfère décrire l’événement en tant que tel : ‘Jésus se vêt en gloire’”.

Carrefour d’identités

Si veiller à rendre des concepts arides accessibles à des jeunes est un défi, le faire sans heurter leur identité en construction et au croisement des chemins en constitue un autre. “Différencier judaïsme et christianisme provoque une certaine schizophrénie chez eux”, explique David Neuhaus avant d’illustrer avec un souvenir. Il y a quelques années, à l’occasion de la messe du 1er janvier durant laquelle la circoncision du Christ est célébrée, il a pris les enfants à part pendant l’homélie : “Un garçon m’a dit : “Mais si Jésus est juif, nous sommes juifs aussi ?” Intéressant, ai-je répondu. En quelque sorte. Nous appartenons à Jésus. Jésus appartient à son peuple. Il nous a greffés sur son peuple. Je ne veux pas d’un enseignement qui dit : “Vous n’êtes pas juifs”, parce que ces enfants vivent dans une société juive.”

Dans les faits, les enfants sentent une différence. Surtout en milieu scolaire. “Au collège, nous ne sommes que deux dont la famille est originaire des Philippines. Quand je dis que suis chrétienne, les autres se moquent en disant qu’on ne croit pas vraiment en Dieu. Je suis déjà asiatique. Ma religion me rend juste encore plus bizarre à leurs yeux”, confie la jeune Raven alors que le petit groupe s’installe dans un parc pour l’heure sacro-sainte du goûter.

Parce qu’ils sentent que ces enfants ont besoin de faire communauté et de partager des moments pour vivre leur christianisme, les prêtres et les bénévoles du vicariat Saint-Jacques ont redoublé d’efforts ces dernières années pour imaginer des temps de réunion. Chaque tranche d’âge a droit à un week-end par mois et 5 camps sont organisés à l’occasion des vacances scolaires (Hanoukkah, Pessah et congés estivaux). En 2022, une “Jesus Basketball Cup” a réuni la jeunesse catholique hébréophone du pays. “Il y a quelques années, on les a emmenés aux JMJ avec des drapeaux israéliens”, sourit Dima Ezrohi à l’évocation de ce souvenir. Étudiant en latin et grec à Jérusalem, il fait partie des quelques bénévoles qui donnent deux ou trois shabbat de chaque mois aux enfants de la communauté catholique hébréophone. Né en Ukraine avant d’emménager dans le nord d’Israël avec sa famille, il s’est intéressé au catholicisme à l’âge de 16 ans et a progressivement pris des responsabilités d’animateur au sein du vicariat. “Notre plus grande joie, c’est de voir ces jeunes grandir, rester et s’investir dans la communauté”, s’enthousiasme le père Piotr. Les grands yeux bleus du vicaire patriarcal pétillent. “On sait qu’ils doivent se trouver. La question de l’identité est complexe dans ce pays, surtout quand Israël mène la vie dure à tous ceux qui ne sont pas juifs.” Il fait une pause. Pèse ses mots. “Ils savent qu’on est là. Et c’est ce qu’on leur dit.”

 

Dernière mise à jour: 11/07/2024 18:03

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