La scène a un côté lunaire. Presque déconnectée. T-shirts vitaminés sur le dos et pancartes colorées à la main, ils prient dans le décor terne de Kerem Shalom, le point le passage vers Gaza le plus au sud de l’enclave côtière. « Laissez Gaza vivre », « Arrêtez la violence », « Arrêtez les bombes », « Voix interreligieuses pour Gaza », peut-on lire sur les affichettes de ce groupe composé de Juifs, chrétiens, musulmans, hindhous, bouddhistes venus en voyage de solidarité depuis les États-Unis.
Dans la lumière crue du midi, on étend un keffieh sur le béton du parking, avant d’y déposer des objets : passeport, bouteille d’eau, branche d’olivier, icône de la Vierge Marie, chapelet… “Chacun incarne nos prières pour cette terre : la liberté de mouvement, la paix, l’accès à l’eau et à la nourriture, un rapport apaisé entre les religions”, détaille le rabbin américain Abby Stein, avant qu’un chrétien syriaque orthodoxe n’entame le “Notre père” en araméen.
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Il tenait à cœur à cette délégation d’organiser une action interreligieuse au pied de la frontière avec Gaza, pour « faire monter la pression en faveur d’un cessez-le-feu », explique Abby Stein, qui dirige le groupe d’une vingtaine de pasteurs évangéliques, rabbins réformés et autres représentants des religions hindoue et bouddhiste.
« Depuis la guerre, les gens ne veulent pas se parler »
Leurs prières, quand elles ne sont pas tapissées par le bruits des bombes au loin, se perdent dans le vacarme des véhicules blindés de l’armée israélienne ou du ballet des camions d’aide humanitaire refoulés au point de passage et qui viennent se garer à côté du groupe, sous le regard à la fois interrogateur et dubitatif de leurs conducteurs Palestiniens.
Si les initiatives interreligieuses n’étaient déjà pas légion en Israël, c’est encore moins le cas depuis le 7 octobre. “Depuis la guerre, les gens ne veulent pas se parler”, soupire Omar Haramy, le directeur de Sabeel, le centre chrétien palestinien de théologie de la libération qui coordonne le voyage de la délégation interreligieuse américaine. “Cette absence de dialogue fortifie la perception de l’autre comme l’ennemi, elle déshumanise. On oublie l’autre quand on ne le voit pas.”
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Visage chrétien palestinien du dialogue-interreligieux, depuis qu’il a repris les rênes de Sabeel en 2006, Omar Hamary est convaincu que seul un partenariat avec ses voisins juifs permettra de trouver une « solution commune fondée sur les droits de l’homme », à ce conflit qui s’enlise depuis 75 ans. Parmi ses partenaires les plus fidèles : l’organisation israélienne Rabbins pour les droits de l’Homme (RDH).
C’est chez eux qu’il a amené la délégation américaine avant la prière à Kerem Shalom, et plus particulièrement à Nirim, le kibboutz du directeur général de RDH. Survivant des attaques du 7 octobre et depuis déplacé, Avi Dabush a ainsi tenu à souligner face au petit groupe que le dialogue interreligieux avait pour lui « plus de sens que jamais ».
“Nous sommes un peu comme Noé »
“En tant que nation, perpétuer le discours de victime éternelle ne nous apportera aucune sécurité. Il faut une voix alternative dans le judaïsme israélien”, a affirmé cet ancien sioniste-religieux, à la tête de l’ONG depuis 2016. À contre-courant d’une société israélienne va-t-en guerre, RDH a fait le choix de s’engager plus en amont dans le dialogue. Soucieuse de protéger la “sainteté de la vie humaine”, l’organisation a multiplié les actions de solidarité et de présence protective auprès des communautés palestiniennes de la zone C de Cisjordanie, les plus vulnérables face à la violence des colons.
Le nombre de rabbins qui ont adhéré à l’ONG est passé de 150 à 160 cette année. “Ça reste compliqué de trouver des israéliens volontaires pour aller sur le terrain. Des choses restent bloquées dans leur cœur, et les intimidations de l’armée israélienne les refroidissent”, regrette Anton Goodman, directeur des partenariats pour RDH, et très pessimiste quant à l’avenir : “À force de parcourir la Cisjordanie et ses colonies, j’ai perdu la confiance et l’espoir. Je ne crois plus en un avenir pacifique.” S’il continue à se battre, c’est pour ses enfants.
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Côté Palestinien, Omar Hamary ressent aussi cette solitude des voix du dialogue. “Les gens ont peur. Certains se joignent à nous par la prière, d’autres par l’action, mais c’est compliqué. À Sabeel, nous avons décidé de suivre Jésus. Nous portons une croix.”
« Il est plus facile de faire la guerre que la paix, parce qu’en décidant de faire la paix, on perd tous quelque chose », sourit impassiblement le Sheikh Hassan Abu Eliyon en s’adressant lui aussi au groupe américain réuni à Nirim. Autre visage bien connu du petit monde du dialogue interreligieux en Israël, l’imam et chef spirituel de la ville bédouine de Rahat, conclu en faisant un parallèle avec la Bible : “Nous sommes un peu comme Noé : personne ne comprenait pourquoi il s’évertuait à construire une arche. Les gens se moquaient, mais Noé, lui, croyait au message de Dieu. Il nous faut être de fiers descendants de Noé.”