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Un million de Libanais déplacés, le témoignage de l’évêque latin de Beyrouth

Giampiero Sandionigi
8 octobre 2024
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Les Franciscains de Tyr ont du fermer le couvent et prendre avec leurs fidèles le chemin vers le Nord ©Custodie de Terre sainte

Monseigneur César Essayan, vicaire apostolique de Beyrouth pour la petite communauté catholique de rite latin au Liban, détaille les effets dramatiques de l'offensive israélienne sur le Pays du Cèdre. Au-delà des urgences immédiates, il s'inquiète pour les générations futures.


Citoyen libanais d’origine arménienne, Mgr César Essayan est responsable depuis 2016 du vicariat apostolique de Beyrouth pour les catholiques de rite latin dispersés au Pays du Cèdre. Contacté par téléphone dans l’après-midi du 1er octobre 2024, nous l’avons l’interrogé sur le sort de ses compatriotes soumis à une offensive israélienne qui dure depuis plusieurs jours.

Monseigneur César Essayan (62), Vicaire apostolique de Beyrouth pour les catholiques de rite latin ©terresanta.net

« Il est très difficile de décrire ce qui se passe parce que la situation change d’heure en heure, confie l’évêque, mais je peux rapporter quelques témoignages que j’ai recueillis et qui peuvent aider à comprendre ce qui se passe, à donner une image plus juste de la situation »

« Il y a peu, j’ai reçu le curé de Tyr, le père Toufiq Bou Merhi, qui avait accueilli environ 150 personnes déplacées dans son couvent, raconte le prélât. Il m’a parlé d’un chiite qui venait au couvent chercher de la nourriture, de la farine, du pain. Après tant de jours sans pouvoir rester tranquillement chez lui, il est retourné dans sa famille pour déjeuner. Il manquait un ingrédient pour le déjeuner et il a envoyé le plus jeune de ses fils l’acheter. Peu après, un missile est tombé sur sa maison, tuant tout le monde sauf l’enfant qui était allé faire les courses… »

Le danger vient de tous les côtés

« Nous venons d’avoir des nouvelles de notre sœur Maya du village d’Ain Ebel, explique aussi le prélat. Les Israéliens les ont avertis de quitter le village parce qu’ils étaient sur le point d’attaquer ou de détruire plusieurs cibles dans le centre urbain. Ils ont dû évacuer sans trop savoir où aller, car de nombreuses routes ont été endommagées par les bombardements. Ils se sont donc rabattus sur un village voisin qui pouvait sembler plus sûr, mais ils sont maintenant piégés dans une zone qui est encore très proche de la frontière avec Israël. Ils se retrouvent véritablement abandonnés de tous. Ils n’ont pas assez de nourriture et nous ne savons pas comment leur en apporter. Nous sommes en contact avec l’armée libanaise et la mission Unifil, mais jusqu’à présent nous n’avons eu que des réponses très vagues. Le danger vient de tous les côtés. C’est la tragédie que nous vivons ».

Il y a aussi ceux qui cherchent refuge de l’autre côté de la frontière, dit Mgr Essayan. « Plus de 120 000 personnes ont quitté le Liban. De nombreux réfugiés syriens sont retournés en Syrie. Mais parmi ceux qui s’expatrient, il y a aussi des Libanais. Certains rejoignent la Jordanie ou l’Irak en bus. D’autres se dirigent simplement vers le nord du pays. »

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Revenant sur les personnes déplacées à l’intérieur du pays, l’évêque souligne le problème spécifique des travailleurs immigrés étrangers, dont beaucoup sont catholiques : « Beaucoup d’entre eux n’ont pas pu renouveler leur permis de séjour au cours des dernières années. Ils se retrouvent donc en grande difficulté lorsqu’ils arrivent dans les centres pour personnes déplacées et doivent présenter leurs documents. Les papiers ne sont pas en règle et beaucoup préfèrent rester à l’écart. Nous essayons d’atteindre ces personnes pour les aider à aller un peu mieux et à trouver au moins un toit pour dormir. La tragédie est généralisée. Il y a de la peur, de l’incertitude pour demain ».

Les écoles transformées en centre d’accueil

Il y a quelques jours, le ministère libanais de l’Education a ordonné la suspension des cours dans les écoles (privées) qui avaient déjà commencé l’année scolaire, afin qu’elles puissent être utilisées comme centres d’accueil pour les personnes déplacées. L’évêque n’est pas tout à fait d’accord avec cette décision. « Les écoles, dit-il, ne sont pas les lieux d’accueil les plus appropriés. Le ministre aurait dû, à mon avis, demander aux hôtels. Quoi qu’il en soit, de nombreuses écoles sont aujourd’hui utilisées pour accueillir les sans-abri. Il en va de même pour nos écoles et centres catholiques. De nombreuses congrégations ont offert leurs installations et leurs couvents.

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« Les sœurs des Filles de la Charité, entre leurs hôpitaux et leurs couvents, ont cinq centres où elles ont accueilli plus de 500 familles ; les sœurs des Saints Cœurs hébergent également environ 500 familles ; les Jésuites ont environ 70 personnes ; les Salésiens, 65 familles ; les sœurs dominicaines ont mis leurs locaux à disposition d’un centre de la Croix-Rouge ; les carmélites de St Joseph de même ; les sœurs franciscaines de la Croix ont accueilli de nombreuses familles dans leurs couvents », liste l’évêque.

« Nous sommes donc ouverts à l’accueil mais en même temps nous voulons donner à nos étudiants la possibilité de poursuivre leurs études. Nous voulons continuer à vivre et rouvrir nos écoles dès que possible. Pour répondre non seulement aux urgences, mais aussi pour redonner un peu de normalité à nos enfants et à nos jeunes. Je me souviens que pendant la guerre civile libanaise, entre 1975 et 1990, les gens allaient encore à l’école, même si des réfugiés étaient hébergés dans les écoles. En fait, ils venaient aussi en classe. »

« La violence engendre la violence »

Le regard de Mgr César Essayan va au-delà de l’actualité : « La vie doit continuer. Nous devons témoigner que nous sommes plus forts que la guerre et que nous savons donner un peu de paix à notre peuple. Les jeunes ne peuvent pas rester devant la télévision du matin au soir en attendant ce missile, cette bombe, cette invasion. Si cela se produit, ce n’est pas seulement le présent qui est en danger. Le risque concerne les générations futures, qui n’ont pas besoin de grandir dans la peur et la guerre, en nourrissant en eux un sentiment de haine à l’égard de quiconque, ami ou ennemi. »

« Nous craignons que cette guerre absurde, sans frontières ni morale, n’engendre demain des générations qui ne sauront que se venger. »

« Notre crainte n’est pas seulement pour aujourd’hui, mais aussi pour demain, insiste Mgr César Essayan. Nous craignons que cette guerre absurde, qui ne connaît ni frontières ni morale – comme le dit le pape François, qui l’a qualifiée de « guerre immorale » – n’engendre demain des générations qui ne connaîtront rien d’autre que la vengeance. La violence engendre la violence, nous le savons, et la guerre absurde que nous vivons pourrait engendrer des personnes si blessées qu’elles auront besoin de beaucoup de temps pour guérir. Je ne sais pas dans quelle mesure le monde sera capable de guérir ces blessures. »

L’urgence de la situation au Liban dans ces derniers jours et semaines de guerre pourra-t-elle ébranler la classe politique et dirigeante du pays ? Monseigneur Essayan est clair : « La classe politique libanaise, si elle voulait se réveiller, aurait dû le faire depuis longtemps. Oubliez cela. Aujourd’hui encore, ils disent : s’il y a un cessez-le-feu, nous irons élire le président de la république [la situation est bloquée depuis deux ans – ndlr]. Mais c’est justement parce qu’il n’y a pas de cessez-le-feu qu’il faut élire le président ! Cette classe politique ne sert à rien. Le problème, c’est que personne ne veut mettre le doigt dessus. Nous avons tous, ces dernières années, fait la liste des choses qui ne vont pas, mais nous n’avons pas voulu nommer les vraies causes et dire que le parlement libanais n’a pas fait ce qu’il devait faire et que les gens que nous avons élus nous ont mené en enfer au lieu de prendre leurs responsabilités ».

Dernière mise à jour: 16/10/2024 17:18

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