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Jérusalem, Al Qods, la sainte par excellence

Propos recueillis par Augustin Bernard-Roudeix
13 novembre 2024
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peinture murale représentant un combattant palestinien masqué et le Dôme du Rocher à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, ©Abed Rahim Khatib/ Flash90

Si les limites de la Terre Sainte en islam dépassent le cadre des seuls Israël et Palestine, le joyau pour les musulmans, c’est Jérusalem, que la langue arabe appelle Al Qods, la sainte. Enseignant aux Facultés de Philosophie et de Théologie du Centre Sèvres, Abdelkader Al Andalussy Oukrid nous en dit plus sur la vision musulmane de la ville.


Mathématicien, enseignant, chercheur et théologien, Abdelkader Al Andalussy Oukrid coopère avec L’Institut Catholique de Paris. Spécialiste des interactions de l’islam dans le monde et du dialogue interreligieux, il a co-dirigé l’ouvrage « Marie dans la Bible et le Coran » et contribué au livre « La Paix au Moyen-Orient : quelles implications des chrétiens ? ».

Quelle place occupe Jérusalem dans le Coran et la tradition prophétique ?

Jérusalem et la Mosquée Al-Aqsa sont mentionnées dans le premier verset de la sourate 17 Al-Israʾ (Le Voyage nocturne) : « Gloire à Celui qui a fait voyager son fidèle nuitamment depuis la mosquée sacrée (le sanctuaire de La Mecque) jusqu’à la mosquée éloignée (Al-Aqsa, celle de Jérusalem), dont Nous avons béni l’enceinte, afin que Nous lui fassions contempler certains de Nos signes (Nos miracles)».

Il fait référence à un événement dont on discute théologiquement le caractère physique ou mystique : le Voyage nocturne, suivi de l’Ascension céleste (Al-Miʿraj) de Muhammad depuis le Rocher qui se trouve sous la Coupole portant son nom et sa rencontre de prophètes éminents, notamment Abraham, Moïse, Jésus, Idris et d’autres ainsi que d’anges. Le caractère sacré de ce lieu où se rejoignent horizontalité terrestre et verticalité céleste est affirmé dans le texte : « dont Nous avons béni l’enceinte (ou les alentours) ».

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L’esplanade, voire toute la Vieille ville selon certaines interprétations, est ainsi touchée par cette sainteté. Ce voyage est aussi mentionné dans la tradition musulmane compilée dans les hadiths. Le Prophète y raconte son voyage et induit une controverse parmi son auditoire. Certains le croient, comme son ami le plus proche et premier calife Abu Bakr, mais pas les païens. Cet épisode est donc un moment de clarification et de distinction entre les fidèles et les autres.

Comment expliquer la présence de la mosquée lointaine dans une Jérusalem qui n’est pas sous souveraineté musulmane du vivant de Muhammad ?

Le Coran mentionne en effet la mosquée Al-Aqsa avant que ne soit érigé le monument que l’on peut voir aujourd’hui sur l’esplanade. Le mot masjid (mosquée) est dérivé de sajada, se prosterner. Toutes les mosquées sont des lieux de prosternation et d’adoration de Dieu, qu’elles soient construites ou non. S’il n’y a pas de bâtiment, il s’agit d’un espace sanctifié par la prière. Al-Aqsa est donc un lieu choisi et privilégié avant même la construction de l’actuelle mosquée. La tradition musulmane rattache ainsi ce lieu à d’autres aspects de la relation au divin avec des épisodes de la vie de Marie, de Zacharie et d’autres prophètes qui précèdent la révélation coranique.

Jérusalem passe sous souveraineté musulmane dans les années 630. Comment s’organise la coexistence de l’islam avec les autres religions qui y sont présentes ?

Il semble que le deuxième calife Omar entre à Jérusalem en 637, sans effusion de sang, cinq ans après la mort de Muhammad. L’évêque de Jérusalem lui remet les clefs de la ville et l’invite à prier au Saint-Sépulcre. Omar décline la proposition pour éviter de créer un précédent qui pourrait justifier l’accaparement futur de ce site par les musulmans. Il préfère prier à proximité dans un lieu qui est aujourd’hui la mosquée d’Omar située devant le Saint-Sépulcre.

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Le calife édicte alors ce qu’on appelle les assurances omariennes : la liberté de culte à Jérusalem ne sera pas compromise, les églises ne seront pas préemptées et nul ne sera privé de ses biens, les musulmans doivent y vivre en symbiose avec les autres habitants. Bien que ces éléments de l’Histoire soient sujets à discussions, il reste que cette méthode a été respectée par Saladin après la reprise de Jérusalem et la fin de la souveraineté latine sur la ville en 1187, et ce principe a perduré pendant l’ère ottomane : tout cela pose le principe d’une vision d’avenir et de relation aux autres pour Jérusalem et ses habitants. 

L’idée chrétienne de Terre Sainte a-t-elle un équivalent pour les musulmans ?

Le nom arabe de Jérusalem est Al Qods, la ville sainte. Il s’agit donc d’une terre de sainteté qui implique la notion de paix. Si ce qui est sacré peut diviser, la sainteté est un facteur de réunion. Cette sainteté est liée pour les musulmans au caractère de réceptacle du monothéisme d’une Jérusalem source et émanation de paix. Dans un verset du Coran appelé An-Nur (la lumière) où Dieu s’annonce comme « la Lumière des cieux et de la terre » et nous invite à accueillir sa guidance vers sa lumière, il est question d’un « arbre béni, olivier, ni d’Orient ni d’Occident ».

L’analogie nous amène à penser à l’olivier symbole de la paix ; à évoquer la paix de Dieu, universelle par essence, qui n’est ni d’Orient ni d’Occident ; à honorer Jérusalem qui est une exhalaison de lumière. L’expression « ni d’Orient ni d’Occident » nous ferait aussi par similitude espérer une Jérusalem intrinsèquement inclusive ; cité de la paix qu’il nous appartient tous de nourrir dans la fraternité et l’écoute. L’Histoire a été différente mais les commandements divins sont clairs.

Comment s’insère Jérusalem auprès des deux autres villes saintes que sont La Mecque et Médine ?

Jérusalem est la troisième ville sainte et est constamment citée comme telle. Lieu du Voyage nocturne et de l’Ascension céleste du Prophète, elle est aussi la première Qibla, la première orientation vers laquelle s’est tournée la prière des musulmans. C’est justement au cours de ce voyage que Muhammad reçoit le commandement de la prière, deuxième pilier de l’islam après l’attestation de l’unicité de Dieu, une prière qui ne peut alors pas s’orienter vers La Mecque qui accueille encore de nombreuses idoles.

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Les premiers musulmans s’orientant pour leur prière rituelle de prime abord vers le réceptacle du monothéisme, Jérusalem occupe ainsi une place majeure pour les fidèles musulmans. Certains décident de l’inclure dans leur chemin de pèlerinage vers les deux premières villes saintes. L’histoire mouvementée de Jérusalem l’a cependant empêchée de devenir un véritable pôle culturel et théologique. Les Ottomans n’ont pas souhaité en faire un centre d’importance pour des raisons politiques mais ont permis une longue période de paix, ce qui est déjà appréciable ! « Ni d’Orient, ni d’Occident », la ville doit être pensée comme un lieu d’inclusion où chacun peut librement célébrer son culte.

Quel regard portent les musulmans sur les évènements qui secouent Jérusalem depuis des décennies ?

Jérusalem est considérée comme un lieu en danger, menacé, dont la sainteté n’est pas respectée. Rappelons-nous l’incendie criminel d’Al-Aqsa en 1969, ou les fouilles archéologiques menées sous l’esplanade avec des intentions politiques évidentes. Une paix pérenne et inscrite vers l’avenir ne pourra pas être atteinte sans une résolution du problème de Jérusalem. « Ni d’Orient ni d’Occident », la ville doit être pensée comme un lieu d’inclusion où chacun peut librement célébrer son culte.

Cela passera par son extirpation des calculs politiques, des désirs d’accaparement et de domination territoriale qui empoisonnent cette vocation et l’empêchent de retrouver son identité de lieu de paix. Il faut sortir des schémas de séparation et de rejet qui divisent la ville selon des dualités est-ouest ou nord-sud et imposent des restrictions d’accès aux musulmans à l’esplanade. Des partitions et des restrictions vécues comme une blessure par les musulmans et un carburant pour la violence et les positions extrémistes.

Quelle est la vocation de Jérusalem dans la spiritualité musulmane ?

La question de Jérusalem a une profondeur historique et spirituelle et à ce titre une multitude de vocations dans sa vision musulmane. Elle accueille celle d’Abraham qui accepte le sacrifice de son fils sur le Rocher avant d’être interrompu par Dieu, même s’il subsiste des controverses à ce sujet. Les musulmans sont aussi très attachés à celle de Moïse, cité plus d’une centaine de fois dans le Coran en des termes extraordinaires. C’est aussi la ville de figures majeures et très respectées comme David et Salomon.

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Elle est aussi liée dans la tradition musulmane à la figure de Zacharie (le père de Yahyā, Jean-Baptiste), qui reçoit sur l’esplanade l’engagement de Marie qui se prépare en toute abnégation au service du temple. Jérusalem est évidemment le lieu de la vocation de Jésus : la tradition musulmane mentionne plusieurs endroits, sûrement à proximité de l’esplanade et peut-être au mont des Oliviers, où Marie se serait éloignée de sa famille quand elle se préparait à donner naissance à son enfant à l’abri des jugements de sa famille.

Des versets du Coran la décrivent subissant l’opprobre en silence après la naissance de Jésus. Elle observe le silence pour laisser son fils, le Verbe de Dieu, la défendre par la parole : « La paix sur moi le jour où je naquis, le jour où je mourrai, et le jour où je serai ressuscité vivant » lit-on dans un verset du Coran. Le silence de Marie ressemble peut-être à celui des musulmans face à la souffrance et aux malheurs qui frappent Jérusalem, pourtant liée à la paix par son âme et tout le panorama que nous avons évoqué.

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