P. Frédéric Masson: « J’ai confiance dans la culture de la tolérance du peuple syrien »
Prêtre syriaque catholique à Bethléem, le père Frédéric Masson a fait de nombreux voyages en Syrie avant de poser ses valises au monastère de Mar Moussa entre 2003 et 2006. Familier de la société syrienne, il livre un regard plein d'espérance sur le bouleversement provoqué par la chute de Bashar al-Assad.
Pourquoi tant de joie depuis la chute de Bashar al-Assad ?
Parce que les Syriens vivaient dans une grande prison. Dans un reportage, un Syrien a dit: « On ne pouvait pas vivre libre, on ne pouvait même pas penser à la liberté. » Ce régime avait pénétré l’intimité des gens, les privant de la liberté de penser, de critiquer… La première fois que je suis allé en Syrie, à la fin des années 1990, je me souviens avoir vu une vieille 504 blanche, les voitures utilisées par la police secrète, se garer devant une boutique. Trois types en sont sortis, pistolets à la ceinture, avant d’entrer dans le magasin et d’embarquer le gérant.
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J’ai demandé à quelqu’un ce qu’il se passait. Il m’a répondu : « Rien, il ne s’est pas rien passé. » J’ai plus tard rencontré des jeunes qui avaient passé quelques années en prison. Ils m’ont raconté la manière dont tout était fait pour les casser, de la torture aux 30 personnes entassées dans des cellules de trois mètres carrés, sans possibilité de s’allonger… Le régime des al-Assad avait des liens avec le nazi Aloïs Brunner, avec le KGB… C’est le mélange de l’héritage de ces deux régimes tortionnaires du XXe siècle, qu’on retrouve dans les prisons aujourd’hui. On le savait…
Que penser du groupe Hay’at Tahrir al-Sham, à la tête de la coalition des rebelles qui ont fait tomber le régime ?
Il est trop tôt pour répondre. Seul le temps va permettre de comprendre qui ils sont, et le fond de leurs intentions. Il y a une réalité djihadiste dans le monde musulman. Mais celle-ci n’est pas propre à la Syrie. Ce n’est pas une terre d’extrémisme religieux. L’Islam syrien est un Islam modéré. Beaucoup d’idées ont été importées de l’Arabie Saoudite. Bashar al-Assad n’était pas sunnite, mais alaouite, un courant du shiisme. Il contrôlait tous les discours dans les mosquées. Les prêches du vendredi étaient écoutés, il y avait des micros partout, et des arrestations en cas de mots de travers. Seul le temps va permettre de voir ce qui va sortir de ces courants djihadistes, de cet Islam retrouvé, libéré.
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La Syrie semble avoir appris des erreurs des Printemps Arabes. Il n’y a pas eu de chutes des institutions, ni de chasse aux pro-régime comme en Irak. Ils ont l’air de faire du pragmatisme. La Syrie est détruite, le pays est en ruine. Pour reconstruire, il faut faire du business, et pour cela, il faut des partenaires. Si le régime est replié sur lui-même et ne se soucie pas des droits de l’homme, impossible d’avoir des relations commerciales. C’est une erreur d’enfermer les gens dans des cases en disant qu’il n’y a pas de changements possibles.
Quel est le sentiment chez les chrétiens de Syrie avec qui vous êtes en contact ?
Je pense que l’espérance a pris le dessus sur l’inquiétude, qui se transforme en vigilance. Les gens sont dégagés de la peur, et je pense que les chrétiens doivent suivre le mouvement. C’est un signe pour tous les chrétiens du Moyen-Orient. Dans l’Evangile et la Bible, on entend près de 500 fois : « N’ayez pas peur ». Il faut mettre ça en pratique, dépassons la peur, pour comprendre qu’on peut vivre les uns avec les autres. Il y a une clé.
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Chrétiens et Juifs font partie de l’horizon eschatologique de l’Islam. Ça ne résout rien mais ça ouvre la porte. La question c’est de savoir quelle sera leur position. C’est crucial. Les garanties d’une position juste, qui ne soit pas celle de citoyens de seconde zone, seront des lignes rouges pour les chrétiens. Je pense néanmoins que le communautarisme chrétien est dangereux. La peur les a fait se refermer sur eux-mêmes. Tant que Bashar al-Assad protégeait leurs églises, tout allait bien. En tant que chrétiens, ils portent une lumière de vie.
Êtes vous confiant pour la suite ?
Oui, les Syriens sont un peuple extraordinaire, avec une vraie résilience et une capacité à vivre ensemble très concrète. Une hospitalité très touchante. J’ai confiance dans la culture de la tolérance du peuple syrien. C’est dans son ADN. C’est un peuple situé à un carrefour civilisationnel, avec une mosaïque de cultures et d’ethnies. Je suis porté par la folie de l’espérance des renouveaux, mais avec la conscience que l’histoire nous a appris à rester vigilants.