Vous n’irez plus à Césarée par hasard. Mentionnée 15 fois dans les Actes des Apôtres, la vitalité de la communauté chrétienne de cette ville a marqué l’Histoire. L’historien américain Glanville Downey, spécialiste de l’Antiquité tardive, a lu toutes les sources possibles pour retracer l’histoire chrétienne de Césarée-Maritime, des Actes des Apôtres aux récits de l’invasion perse en 614. L’article qui suit est une version adaptée au récit et abrégée de son texte(1) et se concentre sur la période allant jusqu’au concile de Nicée.
L’histoire connue de la communauté chrétienne de Césarée commence quelque temps après le martyre d’Étienne, avec l’arrivée dans la ville de l’évangéliste Philippe, l’un des Sept (Ac 6, 5). Il se rendit à Césarée à la fin d’une tournée – “prêchant dans toutes les villes” – qui avait commencé plus au sud le long de la côte à Azot (Ac 8, 40). Si, comme cela semble probable, Philippe était un juif de langue grecque, il était naturel pour lui de s’installer dans la capitale provinciale et le cosmopolite port de mer. C’est apparemment la raison pour laquelle nous le retrouvons à Césarée environ 20 ans plus tard, à l’époque de la dernière visite de Paul à Jérusalem (Ac 21, 8). Philippe serait donc le premier pasteur de la communauté chrétienne locale.
L’arrivée de Philippe à Césarée fut suivie de la vision de Corneille, le centurion de la cohors Italica, lui qui envoya chercher Pierre qui séjournait à ce moment-là à Joppé (Ac 10, 1 sq.). L’histoire de la conversion de Corneille illustre la manière dont certains païens, entrant en contact avec le judaïsme, ont pu être attirés par sa doctrine. À cet égard, Césarée, avec sa population de Grecs, de fonctionnaires et de soldats romains, a joué un rôle particulier, comparable à celui d’Antioche, au début de la mission chrétienne auprès des Gentils. Césarée, en tant que capitale et centre administratif de la Palestine, était pour l’essentiel une ville non-juive.
Quand Pierre vint à Césarée, sa prédication fut adressée aux païens et son discours donne une image caractéristique de la prédication apostolique (Ac 10, 34-43). On ne nous dit pas combien de personnes furent baptisées alors, mais Pierre resta et enseigna à Césarée “pendant quelques jours” en tant qu’invité de Corneille et de ses amis (Ac 10, 48).
Nous entendons de nouveau parler de la communauté de Césarée dans le récit du passage de Paul par la ville. Il y était arrivé par la mer pour rejoindre Jérusalem, revenant d’Éphèse où il avait achevé son deuxième voyage missionnaire (Ac 18, 22). Paul connaissait déjà la cité, car il y avait pris le bateau pour Tarse après sa visite à Jérusalem après sa conversion (Ac 9, 30). Paul visita encore Césarée, cette fois lors de son dernier voyage à Jérusalem (Ac 21, 8-16). Il était alors accompagné de Luc, et tous deux séjournèrent dans la maison de Philippe l’évangéliste.
Enfin, Césarée joua un rôle important dans les derniers chapitres de la carrière de Paul. Menacé de mort par les juifs de Jérusalem, exfiltré par les Romains, ceux-ci l’incarcérèrent à Césarée dans le palais d’Hérode, quartier général du procurateur Félix (Ac 23, 23-35). Paul y resta prisonnier deux ans. Au cours de sa captivité, il écrivit et enseigna. Luc était avec lui, ainsi que Philippe et d’autres amis.
Après le départ de Paul, nous ne trouvons plus de données fiables sur la communauté chrétienne de la ville pendant plus d’un siècle. Bien que l’on trouve une liste d’évêques de la ville tout au long du IIe siècle, la première mention intéressante se trouve dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, où est consigné le nom de Théophile, qui occupait le trône épiscopal vers 189. On trouve aussi sous la plume d’Eusèbe que, Narcisse étant évêque de Jérusalem, Théophile présida un concile à Césarée en 195 chargé d’examiner la déjà fameuse controverse sur la date de Pâques. Eusèbe trouva la documentation concernant ce concile dans la bibliothèque de Césarée.
Un Alexandrin pour Césarée
Les informations sur Césarée et sa communauté reprennent au début du IIIe siècle. La ville commence alors à occuper une position de premier plan parmi les centres chrétiens du monde méditerranéen oriental. Elle doit sa distinction à l’érudition et à l’enseignement d’Origène (185-253). Le père de l’exégèse biblique, né dans une famille chrétienne d’Alexandrie et fils spirituel de Clément, visita Césarée pour la première fois en 215, fuyant sa ville natale lorsque l’empereur Caracalla fit massacrer ses habitants en représailles aux satires dont il était l’objet.
Comme à Alexandrie et Gaza, les facilités offertes par les communications maritimes assurent une vitalité et une prospérité matérielle de nature à encourager l’enseignement et permettant de rester en contact avec les autres pôles d’activité intellectuelle.
Sa renommée l’avait déjà précédé et Alexandre, évêque de Jérusalem (212-250) et condisciple d’Origène à l’école de Clément d’Alexandrie, pressa Théoctiste, évêque de Césarée (217-258), d’utiliser les compétences reconnues d’Origène en tant qu’enseignant et exégète. Son travail était si remarquable que, bien qu’il fût laïc, les évêques prirent la décision inhabituelle de l’inviter à exposer les Écritures, non seulement lors de conférences mais aussi durant les célébrations de la communauté de Césarée.
Grâce à ses dons remarquables, Origène fut invité à visiter les communautés chrétiennes de tout l’Orient pour régler les difficultés théologiques et arbitrer les différends. Lors de l’un de ses passages à Césarée, il se laissa ordonner par Théoctiste et Alexandre, à l’insu de son évêque, Démétrius d’Alexandrie. De retour à Alexandrie, Origène fut condamné, destitué du ministère et exilé. C’est ce qui l’amena à s’installer définitivement dans la capitale de Palestine en 231. Il avait 46 ans et devait y passer la majeure partie des 23 dernières années de sa vie… Qui furent bien remplies. Il commença à constituer une excellente bibliothèque, composée à la fois de ses propres ouvrages et des livres qu’il rassemblait pour ses recherches et son enseignement. Son ami et mécène Ambroise, continua à lui fournir des sténographes et des copistes, comme il l’avait fait à Alexandrie. On venait de loin pour être ses élèves. C’est après l’avoir rencontré que, celui qui devait passer à la postérité sous le nom de Grégoire le Thaumaturge, reçut le baptême.
Nonobstant cette apparente quiétude intellectuelle, la vie des chrétiens à Césarée ne s’écoulait pas comme un long fleuve tranquille. Ils subirent les persécutions de Maximin (235-238), puis celles de Dèce (249-251). Arrêté et soumis à la torture, Origène survécut mais sa santé déclina et il mourut en 254, à l’âge de 69 ans.
Par chance les Romains ne s’attaquèrent pas à la bibliothèque et la collection fut préservée et mise en ordre par le prêtre Pamphile, un homme riche né en 250 qui se consacra à conserver ce patrimoine jusqu’à son propre martyre en 309. Pamphile copia de sa main de nombreux écrits d’Origène, cataloguant la collection. Il augmenta également les fonds. Selon Isidore de Séville, la bibliothèque de Pamphile contenait “près de 30 000 volumes”. Véritable bibliophile, ce prêtre aimait donner des livres, en particulier les Écritures, à ceux qui en avaient besoin. L’historien de l’Église Rufin note, comme quelque chose d’inhabituel, qu’il en donnait à lire même aux femmes !
Poursuivant la tradition d’Origène, Pamphile avait étendu ses activités et fondé une école de théologie. Il était assisté par Eusèbe, né à Césarée vers 263, qu’il forma à la collecte d’ouvrages et à la classification.
À la charnière de deux siècles
On sait peu de choses sur les jeunes années d’Eusèbe à Césarée. Il a dû être catéchisé et baptisé sous Théotecne, et ordonné prêtre soit sous Théocate, soit sous son successeur Agapius (évêque vers 303-312).
À l’école de Césarée, Eusèbe entreprit ses propres recherches, non en théologie mais en histoire. Écrivant beaucoup, il rapporte ses notes de lectures ainsi que les événements dont il est témoin, ou sur lesquels il obtient des informations directes. Son œuvre offre des informations précieuses sur la communauté chrétienne de Césarée. C’est lors d’une visite en Palestine de l’empereur Dioclétien, en 296, qu’Eusèbe vit pour la première fois le prince Constantin, alors âgé d’une vingtaine d’année. Les années suivantes, pendant lesquelles Eusèbe fut occupé à ses études dans la bibliothèque de Pamphile, furent celles de la dernière et de la plus féroce des persécutions (303-313). S’il en réchappa lui-même, Eusèbe subit une grande perte personnelle lorsque son maître Pamphile fut emprisonné, à l’automne 307, et martyrisé le 16 février 309, avec 11 autres chrétiens.
Dans l’ouvrage intitulé Les Martyrs de Césarée, Eusèbe rapporte le nombre et le déroulement des martyres durant tout le temps de la persécution, et comment les procès se déroulaient en public tandis que de nombreux spectateurs païens assistaient aux exécutions dans les arènes. Les biens de la communauté furent confisqués, y compris l’argent liturgique mais la bibliothèque ne semble pas avoir été touchée.
La persécution ne mit pas fin aux activités religieuses des chrétiens de Césarée. Trois ans après les premiers martyres, l’école de théologie était toujours en activité. Tout au long de cette période, Eusèbe put poursuivre ses recherches et son activité littéraire, et la majeure partie de son Histoire ecclésiastique a été composée pendant ces dures années.
L’image que nous avons de l’Église de Césarée à cette époque montre une communauté chrétienne d’une force et d’une vitalité remarquables. En dépit des vicissitudes, les chrétiens allaient et venaient, entretenant des liens avec d’autres communautés de l’Empire. La présence à Antioche de Romain, diacre et exorciste de Césarée, quand la persécution commença, suggère ces échanges.
Malgré la persécution, la bibliothèque de Césarée était devenue l’une des grandes bibliothèques de l’Église, au même titre que celles de Jérusalem et d’Alexandrie. Centre de recherche et d’enseignement, elle eut une influence importante sur le développement de la doctrine et de la littérature chrétiennes.
Eusèbe était devenu un érudit distingué. C’est à cause de son savoir, de son prestige scientifique, et de sa sainteté personnelle, qu’il fut choisi vers 312-314 comme évêque de Césarée, sans que l’on sache vraiment à qui il succéda. Une grande partie de son œuvre littéraire était maintenant terminée, il se tourna alors vers une nouvelle carrière de théologien et d’administrateur.
Le local de l’étape
L’élection d’un homme tel qu’Eusèbe au siège de Césarée sous le règne de Constantin et l’émancipation de l’Église ont marqué une époque importante dans l’histoire de la communauté chrétienne de Césarée. Grâce à ses dons remarquables, spirituels et érudits, ainsi qu’à son prestige personnel, Eusèbe devint le plus proche conseiller ecclésiastique de l’empereur, et son influence à la cour plaça Césarée, et sa bibliothèque, dans une position particulièrement influente. C’est à Eusèbe, ayant les ressources du scriptorium à sa disposition, que Constantin écrivit lorsqu’il désira 50 exemplaires de la Bible pour les nouvelles églises qu’il construisait à Constantinople, et c’est Eusèbe qui élabora la nouvelle théorie politique de la position administrative et des pouvoirs de l’empereur rendue nécessaire quand l’Empire païen passa au christianisme.
Le grand prestige dont jouissait le siège de Césarée à cette époque se reflète dans le septième canon du concile de Nicée, qui déclarait que l’évêque d’Ælia/Jérusalem devait avoir une préséance honorifique “sans préjudice cependant de l’autorité qui revient à la métropole”. Capitale de la province, la ville côtière était nécessairement le siège de l’évêque métropolitain, primat de tous les évêques de la province. Si l’évêque d’Ælia/Jérusalem devait être honoré pour administrer l’Église-mère de la chrétienté, le canon atteste que l’administration ecclésiastique se conformait aux dispositions civiles.
Avec la construction des basiliques par Constantin, dans le deuxième quart du IVe siècle, la géographie de la Terre Sainte s’ordonna autour des récits évangéliques. Césarée et son école perdirent graduellement de l’importance. L’évêque de Jérusalem Cyrille, qui prêchait dans le Saint-Sépulcre, contesta ouvertement la préséance de Césarée : Jérusalem était une fondation apostolique, quand Césarée ne l’était pas. En 358, Acacius, l’évêque métropolitain de Césarée, le fit déposer. Rétabli au concile de Séleucie l’année suivante, Cyrille fut de nouveau banni au concile de Constantinople en 360, pour avoir contesté la même préséance. Mais en 440, sous la pression de l’évêque Juvénal, Césarée perdit définitivement son autorité devant Jérusalem et son déclin se poursuivit. 🔴
- L’article original de Glanville Downey (17 pages A4 dont 7 consacrées aux notes et références) est une mine d’informations ! Il a été publié en anglais sous le titre Caesarea and the Christian Church,
dans le N°19, 1975 de The Joint Expedition to Caesarea Maritima. Volume I. Studies in the History of Caesarea Maritima, Bulletin of the American Schools of Oriental Research.