Pour beaucoup de pèlerins, c’est une des découvertes lors de leur séjour : non seulement on peut être arabe et chrétien, mais la plupart des chrétiens locaux revendiquent fièrement cette double identité. Où puise-t-elle ses racines ? Le père Rafiq Khoury nous dresse un rapide panorama historique.
Père, après deux entretiens sur la question de l’identité arabe en général (1), nous abordons celle du christianisme dans la région. Mais à propos des chrétiens d’ici, en Europe on parle d’eux comme des “chrétiens d’Orient”, tandis qu’ici la plupart se présentent comme “arabes chrétiens”. Qu’en pensez-vous ?
Il y a deux tendances, la première c’est celle de l’Occident qui préfère généralement parler de chrétiens d’Orient. Mais c’est un terme très générique. Les orthodoxes russes et les Arméniens sont eux aussi des chrétiens orientaux ! Une des raisons pour laquelle l’Occident préfère probablement parler de chrétiens d’Orient, c’est parce qu’il assimile le plus souvent arabe à musulman. Étant donné l’image négative que l’on a des musulmans en Occident, il est difficile d’imaginer qu’il y ait des chrétiens arabes. Leur nom même traduirait leur appartenance au monde musulman.
L’autre tendance est celle de certains chrétiens du monde arabe. Ils s’inscrivent dans une période de l’Histoire déterminée, celle des six premiers siècles. Et ils la transposent à notre époque en disant : “Nous sommes chrétiens ici avant l’islam et nous n’avons par conséquent rien de commun avec les Arabes et avec les musulmans”. Pour moi, c’est vivre en dehors de l’histoire et de la réalité. Il me semble d’ailleurs que c’est un groupe minoritaire. En réalité, le christianisme arabe d’aujourd’hui a été façonné à travers des siècles d’histoire qu’on ne peut éluder.
Où ce christianisme arabe puise-t-il ses racines ?
Les chrétiens du monde arabe ont été façonnés par l’Esprit saint et par l’Histoire, par l’Esprit saint à travers l’Histoire. En effet, l’Esprit saint s’adresse à notre humanité à travers son Histoire et la façonne à travers son Histoire. D’abord par l’Esprit saint. Pourquoi ? Rappelez-vous les Actes des Apôtres qui mentionnent les Arabes (Act 2, 11). Pour moi, c’est le signe prophétique de ce christianisme qui naîtra petit à petit dans l’histoire, On dirait que l’auteur des Actes des Apôtres a vu dans cette partie de notre humanité le germe d’une Église, et ce germe a évolué à travers l’histoire pour donner ce qu’on appelle aujourd’hui les chrétiens du monde arabe.
Et dans l’histoire ?
Il y a trois périodes principales des chrétiens du monde arabe, ou des chrétiens arabes.
Avant l’islam – c’est la première période – il y avait dans la péninsule arabique des païens, des juifs et des chrétiens. Dès les premiers siècles de notre ère, le christianisme était solidement implanté dans la péninsule. De grandes tribus arabes étaient devenues chrétiennes, comme la tribu Al-Qendi, et les Ghassanides et beaucoup d’autres. Dans le système tribal d’alors, deux figures étaient importantes : le poète qui chantait la gloire de la tribu, et l’orateur qui s’adressait à la communauté. Un certain nombre d’entre d’eux, et des plus importants, étaient des chrétiens. Imrou’l Qays, par exemple, est un chrétien. Il a vécu au IVe siècle et c’est un des plus grands poètes de l’Antiquité arabe. Quant aux orateurs, dont on dit qu’ils ont fondé la rhétorique arabe, on les trouve surtout parmi les évêques d’Arabie. Le christianisme chrétien arabe est une réalité importante avant l’islam dans la péninsule arabe et faisait partie intégrante du tissu politique, social et culturel de cette société.
Puis l’islam a fait son apparition – c’est la deuxième période, qu’on peut qualifier de décisive -. Et il s’est répandu depuis l’Arabie dans cette région du monde qu’on appelle aujourd’hui Moyen-Orient où le christianisme était florissant et varié. On trouvait déjà des chrétiens nestoriens, des byzantins, des jacobites, des syriaques… Devant l’emprise de cette nouvelle religion sur la société, les chrétiens auraient pu choisir de s’isoler et risquer de disparaître mais ils ont choisi d’interagir avec les nouveaux venus et de vivre au cœur de l’islam. Je crois que les chrétiens d’Orient on fait preuve de génie en s’insérant au monde qui se façonnait autour d’eux, et en s’attachant à contribuer à la culture arabo-musulmane d’une manière effective et fondamentale.
Qu’est-ce qui vous permet de dire que les chrétiens se sont ainsi immergés dans ce nouvel environnement ?
Assez tôt et partout dans le Proche-Orient les chrétiens ont adopté la langue arabe, non seulement dans la vie courante mais dans la vie ecclésiale, dans la liturgie comme dans l’administration. On en trouve des traces écrites dès l’an 750.
Plus important que l’adoption de la langue, les chrétiens ont contribué à la formation de la culture arabo-musulmane. Les musulmans arrivant de la péninsule arabique ont été confrontés à une culture nouvelle pour eux, la culture hellénistique. Ce sont les chrétiens qui ont traduit toute cette culture en arabe, soit du grec vers l’arabe, soit du syriaque vers l’arabe. Ils ont permis que les musulmans aient accès aux sciences et à la philosophie. On ne peut pas imaginer la culture musulmane sans la contribution des chrétiens et leur remarquable œuvre de traduction.
Mais les chrétiens ont aussi contribué à la vie culturelle de leur temps. C’étaient les grands médecins, les grands philosophes, les grands scientifiques de cette époque. Ils ont produit des textes, des livres dans tous ces domaines culturels et scientifiques. Ils étaient reconnus par la société islamique comme vraiment partie intégrante de la culture ambiante.
Enfin, les chrétiens ont développé un patrimoine arabe chrétien entre le VIIIe et le XIVe siècle, qu’on appelle justement Le Patrimoine Arabe Chrétien. On redécouvre aujourd’hui ce patrimoine. Il y a au moins 50 000 manuscrits chrétiens arabes, qui traitent de liturgie, de droit, de théologie, d’hagiographie etc. On connaît depuis longtemps la patrologie grecque et latine. Il y quelques années on a découvert la patrologie syriaque. Et aujourd’hui on découvre la patrologie arabe qui commence tout juste à être publiée. Vingt-cinq volumes ont été publiés de cette période-là. En dépit de l’adage “l’arabité ne se christianise pas, et le christianisme ne s’arabise pas”, on voit bien au contraire qu’à cette époque, l’arabité s’est christianisée, et le christianisme s’est arabisé. Pour moi, c’est une période fondamentale qui prévoit déjà l’avenir de cette communauté chrétienne.
Et après le XIVe siècle ?
Il y eut une longue période durant laquelle toute la culture arabe a été mise sous le boisseau. Pendant presque tout l’empire ottoman. Mais au XIXe siècle – et c’est la troisième période d’inculturation du christianisme arabe – quand l’empire ottoman entre en décadence, les Arabes de l’empire ont commencé à s’imaginer un avenir. C’est ainsi qu’est né le mouvement de renaissance arabe : renaissance de la culture arabe, renaissance de la langue et de la littérature arabes, etc. Et les chrétiens ont été des pionniers dans cette renaissance. Dans tous les domaines : littéraire, langue, poésie, sciences, pensée politique. Qu’ils soient en Égypte, Irak, Palestine, Liban, Syrie, et de toutes les Églises : copte, byzantine, syriaque, nestorienne. Ces chrétiens ont été une partie intégrante de ce monde qui revenait sur le devant de la scène de l’Histoire.
Ensuite, durant tout le XXe siècle, le renouveau arabe a poursuivi son évolution. Les chrétiens arabes, là aussi, n’ont pas été des spectateurs passifs, mais des protagonistes effectifs de cette évolution dans tous les domaines.
Vous semblez tenir à cet ancrage dans l’histoire…
Théologiquement parlant, la mission, la vocation et le témoignage des communautés chrétiennes dans le monde sont définis à travers leur Histoire. Si nous sommes là, au milieu du monde arabe, c’est que Dieu nous a voulus là. Une volonté expresse de Dieu pour vivre ici notre mission, notre vocation et notre témoignage. Nous ne sommes pas une Église au milieu de l’islam, et au milieu des Arabes, mais nous sommes une Église pour l’islam et pour le monde arabe, pour que vraiment cette partie du monde fasse partie de l’Histoire du Salut.
Certains chrétiens pourtant plutôt que de se dire Arabes se disent Araméens, une autre culture importante de la région.
Je crains que cette identité ne se construise sur une mythologie du passé. Comme je l’ai dit, ce sont des nostalgies pour fuir la réalité et nous fuir nous-mêmes. L’histoire ne marche pas à reculons, mais va de l’avant. Il faut avoir le courage de l’assumer pour la transformer en vocation et mission, ici et maintenant. Il faut remarquer ici que les chrétiens en Palestine, en Syrie, en Égypte, en Irak, ont accueilli les musulmans comme des libérateurs, puisqu’ils considéraient Byzance comme une puissance étrangère exerçant une domination. Et ils n’ont pas été fâchés de voir les musulmans chasser les byzantins.
Il faut également prendre en considération que les musulmans à leur arrivée à Damas et à Bagdad, n’ayant pas l’habitude d’administrer de si grandes villes, ont fait appel aux chrétiens pour organiser la cité ! Ainsi la famille chrétienne Mansour de Damas (saint Jean Damascène est de cette famille) a tenu des rôles divers dans toute l’administration des califes omeyyades ! Ils étaient responsables de l’armée, des finances de la construction de la flotte etc. Trois générations au moins ont servi l’empire omeyyade. Quand la capitale du monde arabe s’est transportée de Damas à Bagdad, le même phénomène s’est vérifié, surtout dans le domaine culturel, puisque les califes ont confié aux chrétiens la direction des grandes écoles de traduction (la fameuse Dar Al-Hikmah ou Maison de la Sagesse). Les médecins de presque tous les califes furent chrétiens.
Père, n’y a-t-il pas pourtant des tensions entre les chrétiens et les musulmans de cette région ?
Dans l’histoire, quand vous avez plusieurs composantes d’une société, il y a toujours des préjugés, des tensions. Cela se vérifie dans tous les pays du monde. Prenez l’Amérique : il y a des tensions ici ou là entre la communauté noire et la communauté blanche. Mais je pense que les chrétiens – et les musulmans – sont appelés à se libérer de ces préjugés pour se reconnaître dans l’autre, et que l’autre se reconnaisse en lui. C’est un processus culturel, je crois qu’il est important de l’affronter d’une manière courageuse et sincère.
Étant donné la très grande diversité au sein du monde arabe, ne serait-il pas mieux de recourir à une autre appellation que celle de monde arabe ?
L’arabité n’a pas qu’un seul visage, c’est une identité dans laquelle tous peuvent se reconnaître. Chacun contribue à cette arabité avec son caractère propre, les chrétiens comme les Berbères d’Afrique du Nord et les autres. Pour ma part, je suis chrétien palestinien. Quelle est ma contribution à la culture palestinienne comme chrétien ? Je ne peux pas me poser cette question si je ne suis pas solidaire du monde où je vis. C’est pareil pour tous les chrétiens du monde arabe. S’ils n’aiment pas le monde dans lequel ils vivent, ils ne peuvent pas accomplir leur mission de chrétiens, ils ne peuvent être un levain qu’en étant dans la pâte.
Qu’avons-nous à apprendre des chrétiens arabes d’avant l’islam ?
Si nous devons retenir une chose, c’est justement la capacité que ces chrétiens ont eue à vivre leur identité propre au cœur de leurs sociétés telles qu’elles étaient. C’est que ces chrétiens étaient une partie intégrante des sociétés tribales, et ils ont eu le courage de se reconnaître dans ce monde-là. Comme eux nous devons nous aussi nous reconnaître dans le monde dans lequel nous vivons, dans un contexte historique différent. Les chrétiens arabes ont eu le génie de s’intégrer au monde musulman, et ont eu le génie de contribuer au renouveau du monde arabe au XIXe siècle.
L’histoire ne s’est pas arrêtée aux premiers siècles, l’histoire ne s’est pas arrêtée entre le XIIe et le XIVe siècle, l’histoire ne s’est pas arrêtée au XIXe siècle. L’histoire continue. Il faut être capable de savoir discerner les signes des temps pour répondre aux appels de l’histoire et en fin de compte aux appels de Dieu dans l’histoire. Et à mon sens, une nouvelle période d’inculturation s’impose à nous aujourd’hui dans un monde arabe en transformation continuelle.
Malheureusement le monde arabe d’après l’indépendance a été hanté par un projet d’unité sans comprendre que cette unité ne pourrait se réaliser que dans le pluralisme. Mais les choses bougent. On commence à prendre conscience de la variété des sociétés arabes.
Le monde arabe a certainement besoin de naître de nouveau. Et ce nouveau monde arabe devra avoir le génie d’assimiler toutes ses composantes.
Alors toutes les composantes de notre monde arabe pourront être réunies dans ce que j’appelle la Tente arabe. La Tente arabe c’est une tente pour tous, pour les nestoriens, les assyriens, les kurdes, les ismaélites… La Tente arabe est une tente capable d’assumer tous et chacun de nos caractères tous sous le vocable de l’arabité. La générosité et l’hospitalité sont deux valeurs traditionnelles dans la culture et la société arabes.♦
1. Les deux précédents entretiens sont intitulés : De quoi arabe est-il le nom ?, paru dans Terre Sainte Magazine 646 de Novembre-Décembre 2016, et Existe-t-il une identité arabe ?, paru dans le numéro 647 de Janvier-Février 2017.
Dernière mise à jour: 11/01/2024 13:55