Début avril, la construction du mur de séparation a repris dans la vallée de Crémisan, dans l’illégalité la plus totale, au regard du droit international. Reportage sur le terrain.
(Jérusalem/TD) – C’est une vallée paisible où les oiseaux chantent le retour du printemps. Les odeurs de pin, le silence de la campagne et les arbres millénaires des cultures en terrasse feraient presque oublier l’épée de Damoclès qui vient de tomber sur les habitants. Au milieu de la vallée de Crémisan, coincée entre Bethléem, Jérusalem et les colonies israéliennes de Cisjordanie, la construction du mur a repris. Les frères salésiens et les soeurs, mais aussi les habitants, n’ont plus de recours.
Le combat juridique est terminé. La société Saint-Yves, (le Centre Catholique pour les droits de l’Homme défenseur du dossier devant la Justice israélienne) a déjà obtenu gain de cause en avril 2015 (voir la vidéo de la conférence de presse à l’époque). La Cour Suprême israélienne leur avait donné raison, en jugeant notamment que le mur n’avait aucune justification d’ordre sécuritaire.
Mais en juillet 2015, la Cour revient sur sa décision, donnant le feu vert pour la construction du mur, devant seulement s’interrompre pour quelques centaines de mètres autour des couvents. En janvier 2016, elle accorde aux défendants le droit de contester le tracé, quand il sera publié. Pour cela il faudrait qu’un nouveau tracé soit proposé, et rendu public. Mais ça n’est pas le cas. Le seul tracé public pour l’instant, ce sont les fossés creusés pour les fondations du mur. Après avoir modifié ses décisions et rejeté les ultimes recours de la société Saint-Yves, il semble que la plus haute instance juridique d’Israël n’ait aucun pouvoir face aux vraisemblables pressions du Ministère de la Défense. Et il n’y a plus de recours légaux possibles.
La construction du mur, qui doit (ou non?) mettre les deux couvents de religieux salésiens de Crémisan – une congrégation masculine et une féminine – du côté israélien du mur et priver 58 familles palestiniennes de libre accès à leurs terres, a repris début avril en-dessous du pont reliant les colonies israéliennes. Déjà en août 2015 la construction avait recommencé, puis s’était interrompue, après de nombreuses protestations (lire l’article Construction du mur à Cremisan, une insulte à la paix).
Ce mur de séparation, appelé pudiquement par les israéliens “barrière de sécurité”, est illégal sur près de 80% de son tracé, car à l’intérieur du territoire palestinien. Au lieu d’être érigé sur “la ligne verte”, qui devrait être la frontière entre les deux États, selon le droit international, il accapare de facto plus de 10% d’un territoire déjà morcelé par les colonies (voir la carte de la Cisjordanie produite par l’ONG israélienne Btselem). La Cour Internationale de Justice avait jugé le 9 juillet 2004 illégale sa construction et exigé son démantèlement, de même que l’Assemblée Générale de l’ONU.
Personne aujourd’hui dans la vallée ne sait vraiment le sort réservé aux habitants. Une chose est sûre : il n’est certainement pas favorable. Tels des condamnés dans l’attente d’une sanction arbitraire pour un crime qu’il n’ont pas commis, frères, soeurs et habitants de la vallée découvriront jour après jour l’avancée du mur. Seront-ils de facto en Israël ? En Cisjordanie ? Au milieu du mur ? Quoi de pire que l’incertitude ?
La grande cour de l’école des soeurs est vide en ce vendredi 15 avril, jour de congé. Le week-end présage le silence d’une école abandonnée. Cette école est un des rares établissements spécialisés de Palestine. Un des seuls qui puisse accueillir des enfants avec des difficultés d’apprentissage. Le directeur de la société Saint-Yves, Raffoul Rofa, expose ce jour-là la situation à l’ambassadeur américain aux Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, Keith Harper. Il écoute, et derrière ses lunettes de soleil, son étonnement est perceptible. Ses sourcils se lèveront de nombreuses fois. Et pour cause, la situation est ubuesque. Le premier couvent de Crémisan, construit en 1885 par les salésiens en Palestine ottomane, risque d’être coincé entre quatre murs car des colonies israéliennes illégales se sont installées de part et d’autre de la vallée : Gilo et Har Gilo.
Le directeur de Saint-Yves explique à l’ambassadeur qu’ici comme dans de nombreuses zones de Cisjordanie, il existe un lien direct entre la construction du mur et l’expansion des colonies : “Ça n’est pas pour des raisons sécuritaires, mais bien pour l’accaparement de terres pour étendre les colonies”. Car ce ne sont pas des religieux qui pourraient causer un problème sécuritaire. Cette expansion se fait aux dépens non seulement des municipalités palestiniennes voisines, Beit Jala et Bethléem, qui ne pourront pas profiter de ces terres, désormais de facto dans le territoire israélien, mais aussi et surtout aux dépens des agriculteurs locaux, propriétaires des terres.
Un grand-père palestinien, le seul de sa fratrie à être resté en Palestine, explique à l’ambassadeur : “J’étais propriétaire d’une partie de ces terres. Je dis j’étais, parce que maintenant c’est terminé”. Colère et nostalgie se lisent dans ses yeux rougis. “Nous aimions ces arbres” reprend-t-il. Les terrasses sont plantées oliviers, d’abricotiers, d’amandiers. Il est sans espoir : “Ce n’est pas la première fois que nous perdons nos terres (…) Il n’y a pas de futur pour nous ici”. Il raconte l’histoire de sa fille, expatriée au Chili depuis deux ans. Elle a eu la surprise de ne plus pouvoir revenir dans sa terre natale de Palestine, interdite de retour par Israël, bref, enfermée dehors. “Les immigrants juifs d’Europe, on leur donne le même jour un passeport israélien, un travail et une maison” s’exclame le grand-père.
Devant la franchise de l’homme, l’ambassadeur américain, un défenseur des indiens d’Amérique, lui-même Cherokee, semble stupéfait. “Je suis là pour comprendre” explique-t-il, mal à l’aise. La situation des Palestiniens face à Israël est comparable au schéma des guerres indiennes. Les États-Unis ont signé tant de traités avec les Indiens d’Amérique, brisés quasi systématiquement par les colons européens accaparant les terres attribuées aux autochtones.
Xavier Abu Eid, conseiller de l’OLP, enfonce le clou : “Tout ceci est le résultat concret de chaque veto ou blocage américain des initiatives palestiniennes à l’ONU”. “Nous avons perdu la guerre, et perdons aussi la paix”, explique-t-il.
“Je ne suis pas là pour faire des promesses, je suis ici pour comprendre”, répond l’ambassadeur américain, à la fois attentif et embarrassé.
La Cisjordanie est grignotée jour après jour par la politique de colonisation et d’annexion israélienne, réduisant la possibilité de la “solution à deux États” à néant. Ce qui devait devenir le territoire de la Palestine est aujourd’hui un archipel de “réserves” palestiniennes plus ou moins autonomes, séparées par des colonies, des installations militaires ou un mur infranchissable. Les recours à la Cour Suprême n’auront servi à rien sauf à gagner du temps, ou peut-être à montrer au monde ce mur déjà tristement célèbre.
Crémisan est ce symptôme de l’occupation auquel la communauté internationale a prêté attention, car ce sont des chrétiens qui peuplent en partie la zone. Ailleurs en Cisjordanie d’autres Palestiniens musulmans ont déjà souffert la même injustice.
Depuis le couvent des soeurs, on peut voir au fond de la vallée cette portion du mur en construction. Elle passe sous un pont que les Palestiniens sans permis d’entrer en Israël ne peuvent pas emprunter. Même s’il est du côté palestinien de la ligne verte. On parle souvent de “construire des ponts plutôt que des murs” pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Ce serait croire que les ponts sont ouvert à tous.
Dernière mise à jour: 22/04/2016 10:08