Prière polémique: Pourquoi un juif peut-il désirer prier sur l’esplanade?
Provocation politique ou dévotion religieuse ? Pourquoi certains juifs veulent-ils prier sur ce qu’ils appellent le Mont du Temple devenu pour les musulmans le Haram al-Sharif, le noble sanctuaire ? Terre Sainte Magazine a demandé à Gabriel Abensour un éclairage religieux.
Article paru et illustré dans la version papier de Terre Sainte Magazine de janvier 2015
Selon le quotidien Haaretz 92 % des juifs religieux voudraient pouvoir prier sur le Mont du Temple, est-ce une démarche religieuse ou une revendication politique pour asseoir le lien entre Jérusalem et l’État hébreu ?
Il y a deux éléments à prendre en compte. Premièrement le Mont du Temple a une valeur sentimentale extrêmement importante pour les juifs du monde entier. Sion est le nom biblique qui désigne le Mont du Temple et ce n’est pas un hasard si le mouvement nationaliste juif a choisi le nom de “mouvement sioniste”. Cette valeur sentimentale tire sa source dans l’esprit juif de ces deux derniers millénaires, durant lesquels l’idée de Sion était extrêmement présente dans l’ethos des “exilés de Sion”, le nom poétique que se donnaient eux-mêmes les juifs de diaspora. Rappelons-nous également l’émotion israélienne en 1967, durant la guerre des six jours, à l’annonce des mots “Le Mont du Temple est entre nos mains”.
Deuxièmement une bonne partie des Israéliens, particulièrement la gauche et le monde laïc, s’oppose à la limitation des libertés individuelles. La majorité des Israéliens ne souhaite pas aller prier sur le Mont du Temple mais voudrait que cela soit possible pour les croyants juifs ou chrétiens le souhaitant. Soutenir le droit des non-musulmans à prier sur le Mont du Temple s’inscrit, pour une partie de la gauche, dans un mouvement de pensée plus large qui consiste à militer contre les limitations des droits citoyens quelles qu’elles soient.
En l’absence de Temple de nos jours, pourquoi des juifs religieux ressentent-ils le besoin d’aller prier sur l’esplanade ?
Pour tous les juifs religieux, le Mont du Temple reste le seul site sacré du judaïsme, que le Temple y soit ou pas. Le site est justement tellement saint que bien des orthodoxes refusent d’y monter car c’est un lieu sur lequel seule une personne s’étant purifiée selon les règles peut se rendre. Selon la tradition juive, la présence divine n’a jamais quitté le Mont. Si jusqu’à aujourd’hui les juifs prient au Mur des Lamentations, c’est bien parce qu’il est la dernière trace physique du fameux Temple. Par conséquent, on peut dire que tout juif orthodoxe souhaiterait prier sur le Mont, mais une majorité s’en abstient car elle considère qu’elle n’a pas le droit d’y accéder.
Dans ce cas, pourquoi certains bravent-ils cet interdit ?
Dans l’impossibilité de se purifier, il est interdit aux juifs de pénétrer sur le territoire qui était autrefois la cour du Temple mais ils peuvent pénétrer dans ce qui était l’enceinte extérieure du Temple. En l’absence de travaux archéologiques sérieux, une majorité de rabbins estiment qu’un juif n’y montera pas pour ne pas risquer de pénétrer dans les zones interdites. Ceux qui y montent se basent sur les travaux de l’ancien Grand Rabbin d’Israël Shlomo Goren, qui avait délimité les zones où selon lui un juif peut monter. Il faut préciser qu’aucun religieux ne souhaite rentrer à l’intérieur même du dôme du Rocher, considéré par tous les rabbins comme une zone prohibée. Il faut évidemment rajouter que ceux qui y montent appartiennent souvent au courant sioniste-religieux. Leur ardeur religieuse se trouve donc renforcée par leur vision politique qui décrète le Mont du Temple faisant partie intégrante de l’État d’Israël.
Le fait que les Grands Rabbins aient renouvelé leur interdiction va-t-il changer les choses ?
Religieusement, les Grands Rabbins eux-mêmes semblent manquer d’arguments pour interdire de façon globale les visites sur le Mont du Temple. Le titre de Grand Rabbin n’a pas beaucoup d’importance pour un juif religieux, il s’agit plus d’une fonction étatique que d’une marque d’autorité. Par conséquent, cette décision aura peu d’importance sur le plan religieux.
Il semble d’ailleurs que la motivation principale des Grands Rabbins soit politique, afin d’apaiser les tensions. Cet interdit encourage donc le gouvernement à ne pas toucher au statu quo. Ajoutons également que les ultra-orthodoxes craignent les dérives messianiques d’une partie du monde sioniste-religieux, ce qui les pousse sans doute à exagérer l’interdit face à ceux espérant y construire un troisième Temple.
Ceux qui désirent construire un troisième Temple souhaitent-ils également y rétablir le culte qui s’y tenait ?
Les juifs prient depuis deux millénaires pour la reconstruction du Temple, mais l’énorme-majorité la relie au messie ou récite ces prières en les interprétant d’une façon spirituelle. Autrement dit, très rares sont les juifs contemporains souhaitant reconstruire le Temple.
Les rares religieux animés de ce désir ne sont pas forcément pour rétablir les sacrifices. Citons par exemple le Rabbin Kook, premier Grand Rabbin d’Israël, qui estimait qu’il n’y aurait pas de sacrifices au troisième Temple. Et même pour cette frange minoritaire, la construction du Temple n’entraînerait pas forcément la destruction du dôme du Rocher. Le rabbin Yéhouda Glick, fervent militant et récemment victime d’une tentative d’assassinat, estime que le Temple pourrait se dresser aux côtés du dôme.
Est-ce la position partagée par tous les courants du judaïsme ? La plupart des orthodoxes aspirent à la reconstruction du Temple, mais généralement pas de main humaine. Les mouvements non-orthodoxes ne la souhaitent pas, même si la plupart continue à voir le site du Temple comme un lieu important.
De ce point de vue connaît-on en fait le désir des Grands Rabbins ? Seraient-ils pour un troisième Temple si les conditions le permettaient ?
Les Grands Rabbins d’Israël, comme la plupart des orthodoxes, prient pour la reconstruction du Temple mais estiment que seule la venue du messie le permettra. Cette condition n’a donc rien à voir avec la politique et n’est réaliste que pour les croyants.
Un troisième Temple est-il souhaitable pour le judaïsme ?
À mon avis, dans la réalité actuelle un troisième Temple ne pourrait qu’être contraire à celui de la vision des prophètes, tant à cause des tensions au sein même du peuple juif qu’à cause de l’influence désastreuse que sa construction aurait sur les relations entre juifs et non-juifs.
Rappelons-nous que le Temple auquel aspire le judaïsme est celui qu’Isaïe voit comme “une maison de prières pour tous les peuples” (Is 56, 7) et au sujet duquel Zacharie (14, 17) indique que toutes les nations y monteront vénérer l’Éternel. Le Temple n’est pas un lieu de culte proprement juif, contrairement à une synagogue, mais un lieu de vénération du Dieu d’Israël, devenu depuis plusieurs siècles le Dieu unique d’une majorité de l’humanité. Autrement dit, un Temple qui sèmerait la discorde ne serait rien d’autre que des pierres non-habitées par la présence divine.
Cependant, on peut espérer qu’un jour l’humanité évoluera assez positivement pour qu’on puisse imaginer l’édification d’un véritable Temple, c’est-à-dire d’une maison de prières pour tous les peuples à Jérusalem. Un lieu neutre, sans sacrifices, où chaque être humain pourrait prier Dieu.
Le culte synagogal actuel s’en verrait-il bouleversé ?
L’idée de la reconstruction du Temple est si hypothétique que sa potentielle influence sur le culte synagogal relève presque de la fiction… Notons toutefois que s’il est vrai que la synagogue a remplacé par les mots de la prière les sacrifices traditionnels, des synagogues existaient déjà à l’époque du Second Temple. La prière, qu’elle soit récitée au Temple, à la synagogue ou dans tout autre endroit, a toujours occupé une place prépondérante au sein du judaïsme. Un Temple modifierait sans aucun doute la liturgie, mais il ne pourrait remplacer la synagogue, c’est-à-dire ce quorum de dix juifs qui, selon la tradition, suffit à faire résider la présence divine dans la pièce.