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Turquie, la nouvelle république d’Erdogan

Kate Carlisle
2 septembre 2014
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Jeudi dernier, la Turquie a investi Recep Tayyip Erdoğan comme 12ème président. L'islamiste autoproclamé promet la croissance économique et le développement, mais un grand nombre de ses concitoyens se questionnent déjà sur son évolution du poste de Premier ministre à la fonction présidentielle. N'est ce pas seulement une façon de garder les rênes et de continuer à emmener le pays et la société turque vers toujours plus de conservatisme ?


Durant la dernière décennie, le virage à droite de la Turquie, sous l’influence d’un gouvernement conservateur, a laissé plus d’un observateur perplexe. Avec à sa tête le chef du parti Justice et Développement (Akp), Recep Tayyip Erdoğan, la société turque longtemps estampillée « laïque » a connu la répression sur Twitter et sur d’autres moyens de communication ainsi que le renforcement des normes qui régulent la vente et la consommation d’alcool. Elle a également découvert la brutalité des forces policières notamment lors de manifestations populaires pacifiques comme en mai 2013 place Taksim à Istanbul, lorsque la foule s’est opposé à la destruction du parc Gezi destiné à se transformer en centre commercial.

Erdoğan est arrivé au pouvoir comme premier ministre en 2003 et en occupait le poste il y a quelques jours encore. Son accession, au suffrage universel le 10 aout dernier à la tête de l’état, devrait officiellement rompre le lien qu’il entretient avec son parti mais pourrait aussi renforcer sa déjà vaste emprise politique.

Ce sexagénaire, ancien maire d’Istanbul, peut afficher parmi ses succès : le redressement économique éclair de la Turquie, le développement de nouvelles infrastructures et le retour à une société plus « moralisatrice ». D’autre part il a réussi à repousser toutes les allégations de corruption qui ont été lancées à son encontre, y compris celles fondées sur l’interception d’une conversation téléphonique avec son fils où les deux hommes parlent apparemment de transferts illicites de grosses sommes d’argent. Erdoğan a déclaré que cette conversation était un faux construit par un « montage immoral » de bribes d’autres conversations.

Journaliste et professeur de communication à l’Université Bilgi d’Istanbul, Haluk Sahin revient sur le chemin que la Turquie a emprunté depuis l’ère  Erdogan et s’interroge sur son futur proche. Dans son vingt-cinquième livre, publié en 2013 sous le titre «Le défi des médias», Sahin examine particulièrement les changements qui ont lieu dans l’univers des médias. Présentateur phare de l’émission populaire Arena et chroniqueur pour le journal Yurt, Sahin analyse quarante ans de bouleversements au sein de la complexe et multi-ethnique société turque. En 2006, avec quatre autres collègues, Sahin a été accusé d’outrage à la cour pour avoir critiqué la décision d’un tribunal de mettre fin à une conférence qui se tenait à Istanbul sur l’extermination des Arméniens par les Turcs au début du XXe siècle. Sahin a été acquitté mais il encourait une peine allant de six mois à dix ans de prison. Terrasanta.net l’a interviewé afin de comprendre les évolutions de la Turquie contemporaine.

Quand et comment a débuté ce mouvement partant d’une Turquie libérale vers une Turquie conservatrice ?

La césure a lieu dans un moment crucial pour l’histoire Turque à savoir le coup d’état du 12 septembre 1980. Les généraux, d’apparence kemaliste (c’est-à-dire les disciples du nationalisme laïc de Mustafa Kemal Atatürk, père de la république Turque), écrasèrent sans pitié aussi bien la gauche que la droite créant un vide politique que les islamistes saisirent et comblèrent. Ces derniers ont depuis parcouru un long chemin : il y eut premièrement la période de Turgut Özal (premier ministre entre 1983 et 1989 puis chef de l’état entre 1989 et 1993). Cet homme politique, islamiste, a laissé une liberté d’action à certaines communautés religieuses marginalisées sous l’ère républicaine. Puis il y eut la victoire électorale aux municipales d’Istanbul et Ankara certes avec de faibles scores (Erdoğan est devenu maire d’Istanbul en 1993 avec seulement 26% des voix) et enfin les élections de 2002 qui se sont déroulées dans l’une des pires crises économiques qu’ait connue la Turquie. Le nouveau parti d’Erdoğan, Justice et Développement, obtient 34% des voix mais s’octroya plus de la moitié des sièges à l’Assemblée nationale contournant le système électoral. Dans la suite, ils remportèrent encore deux autres élections avec cette fois plus de la moitié des votes en leur faveur et après douze ans au pouvoir ils ont dorénavant la main mise sur l’appareil d’état repoussant les militaires hors du champ politique, évinçant les fonctionnaires et réorganisant le système éducatif. Ils ont réussi à façonner les médias à leur convenance en utilisant la méthode de la carotte et du bâton. Les islamistes sont le nouveau Status Quo. Ils ne semblent pas avoir le moindre scrupule à utiliser l’appareil d’Etat, peu importe ce que dit la loi.

Le 28 Août, s’investissant officiellement comme douzième président de la République de Turquie, M. Erdoğan a déclaré: « L’ère de la vieille Turquie est révolue. Maintenant, nous sommes dans l’ère de la Turquie nouvelle, la grande Turquie qui porte en elle l’essence et l’esprit de la République« . Quel genre de pays et de société est aujourd’hui la Turquie ? Quel est sa physionomie et quel est son avenir?

Erdoğan, son Premier ministre pressenti Ahmet Davutoğlu (en charge des Affaires étrangères de 2009 à 2014) et leurs collègues se réclament du choc des civilisations cher à Samuel Huntington. Ils croient que le bond civilisationnel qu’a effectué la Turquie vers l’ »occidentalisation », en grande partie sous la direction du père de la République, Atatürk, a été une erreur tragique. La Turquie aurait dû être la tête de pont du monde islamique en maintenant vive l’institution du califat et en unifiant les musulmans de toutes tendances dans un esprit néo-ottoman contre les autres «civilisations ». Autrement dit, il ne serait pas faux d’affirmer qu’ils veulent faire marche arrière et symboliquement ils ont identifié l’année 2023, centenaire de la naissance de la République d’Atatürk, comme la date à laquelle le changement culturel devrait être abouti. Ainsi, avec l’élection d’Erdoğan comme président, nous pouvons présumer que nous sommes à l’aube de cette “Turquie nouvelle” : plus musulmane, plus conservatrice, prospère et influence que ce soit au niveau régional et mondial. Quant à l’ « autre moitié du pays » qui ne partage pas ces projets,  elle reste consternée face à ce qu’Erdoğan et Davutoğlu ont en tête pour leur futur commun. Beaucoup considèrent que leurs ambitions sont dépourvues de réalisme et craignent que ces fantasmes coûtent cher au pays.

La Turquie est bordée par des pays en pleine insurrection comme la Syrie et l’Irak. Erdoğan a également critiqué Israël et sa politique dans les territoires palestiniens occupés. Quels sont les objectifs du nouveau président et sa vision de l’avenir de la Turquie au Moyen-Orient ?

Notre gouvernement nourrissait de grandes attentes, mais s’est brûlé les doigts avec le soi-disant « printemps arabe ». Ils avaient une perception erronée pensant que les Arabes  étaient en train de mourir et réclameraient la protection de ce qui fut autrefois le gouvernement ottoman. Le tandem Erdogan-Davutoglu se voyait déjà donner des conseils aux différents pays. A la longue ils espéraient que les Frères Musulmans réussiraient à dominer l’Orient, de la Tunisie à l’Egypte jusqu’à la Palestine (avec le Hamas) puis la Syrie et enfin le centre du vrai pouvoir : la capitale turque, Ankara. Durant un certain temps, il a semblé que la politique de Davutoğlu “aucun problème avec ses voisins”, fonctionnait plutôt bien. La Turquie et la Syrie tenaient des réunions de gouvernement conjointes, Erdoğan était un héros pour les foules arabes dénonçant ouvertement Israel. Puis le soulèvement a éclaté en Syrie et la machine s’est grippée. Après une série de fausses manœuvres, Ankara a semblé vouloir mettre en œuvre une politique partisane dans la région. Aujourd’hui la Turquie a des problèmes avec chacun de ses voisins et les masses arabes hurlent des slogans à l’encontre d’Erdoğan. Une des erreurs commises par Erdoğan et Davutoğlu a été le choix de l’alliance avec la Syrie. Initialement ils ont soutenu les rebelles sunnites de toute nature, avec l’espoir que la chute du président Bashar al Assad serait imminente. C’est la raison pour laquelle des groupes comme Al Nusra ou l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL) ont prospéré. Désormais, embourbé dans les marécages du Moyen Orient, nos responsables ne savent plus que faire. Ils ont les mains liées parce que l’Etat Islamique détient maintenant quarante-neuf citoyens turcs à Mossoul, y compris des diplomates et des membres de leurs familles.

En sa qualité de premier président élu au suffrage universel, Erdoğan dit vouloir renforcer le rôle du président amendant la constitution. Qu’est-ce que cela impliquerait, est-ce un objectif réalisable ?

Erdoğan a une façon de gouverner marquée par l’autoritarisme, à l’image de son homologue russe Vladimir Poutine. Au cours des cinq dernières années, il a dirigé le pays presque en solitaire. En Premier ministre, il avait déjà tous les pouvoirs mais en veut encore plus. En réalité, il a déjà atteint la limite maximale de sa cote de popularité en remportant les trois dernières élections recueillant 20 millions de consentements sur 55 millions d’électeurs. Ce dont la Turquie a besoin c’est d’une opposition crédible qui puisse convaincre le peuple que l’on peut faire aussi bien si ce n’est mieux différemment. Des millions de personnes sont submergées par le poids de leurs dettes et regardent avec horreur l’éventualité d’une nouvelle crise économique, c’est pour cela qu’ils votent Erdoğan.

La Turquie est-elle un état laïc ?

Notre pays n’a jamais été un état laïc au sens strict du terme. Il y a toujours eu et ce depuis les débuts de la République, un département (tenu par les musulmans sunnites) aux Affaires Religieuses. Il a pour devoir de tenir sous contrôle l’éducation et la pratique religieuse. Pourtant, jusqu’aux années quatre-vingt-dix du moins officiellement, on a toujours porté une grande attention au religieux afin d’empêcher son instrumentalisation à des fins politiques. Ce n’est plus le cas. La religion est aujourd’hui honteusement exploitée en politique et Erdoğan en est le principal responsable.

Quel rôle jouent encore les militaires dans la société civile ?

Les soldats, qui avaient pris la mauvaise habitude de monter des coups d’état tous les dix ans, ont été domptés par de nouvelles règles, mis en état ​​d’arrestation avec procès. Certains d’entre eux – nous le savons maintenant – s’appuyaient sur des preuves et des conspirations fabriqués de toute pièce. Cependant, nous pouvons dire que la caste militaire, par le passé toute-puissante, a été redimensionnée tant sur le plan moral que sur le plan pratique. En ce moment, elle ne compte plus beaucoup. Quant à la société civile, elle est bien vivante et en pleine croissance, comme en témoignent les événements du parc Gezi de l’an dernier (avec des manifestations à la place Taksim d’Istanbul).

Erdoğan a sévèrement critiqué les médias parce qu’ils ne répandent pas de manière adéquate les «bonnes nouvelles» et réussites. En février dernier, de façon très controversée, son parti a présenté au Parlement une nouvelle loi sur Internet qui autoriserait les autorités à surveiller les communications et bloquer tout site internet n’ayant pas reçu au préalable une autorisation de la justice. Maintenant qu’il a atteint le sommet de l’état, Erdoğan a t-il déjà fait ressentir son désir de contrôler les médias ?

Il est encore trop tôt pour le dire, mais nous savons mais nous savons qu’il est le produit d’une culture qui prône fièrement l’obéissance. Il prend également toute critique comme une attaque personnelle. Il fait usage d’un bon nombre d’avocats qui balaient toutes les accusations de diffamations qui apparaissent dans les médias et intentent sans relâche des procès aux journalistes. Je ne m’attends pas à ce qu’il devienne un champion de la liberté de la presse. En bon islamiste, je ne pense pas que son bagage culturel puisse se marier aisément avec une telle idée.

Comment est perçu, en Turquie, le mouvement islamiste et quel puissance réelle a-t-il? Les minorités ethniques et religieuses sont-elles affectées par la situation? Le soir de son élection à la présidence, Erdoğan a prononcé un discours conciliant dans lequel il a redit que tous les citoyens sont avant tout Turcs…C’est un vrai changement de cap par rapport au langage offensant qu’il a pu tenir durant sa campagne électorale. Pouvons-nous le lire comme un pas en avant vers une société plus rapprochée et unie ?

Notre société est à proprement parler fragmentée. Dans les zones côtières et les grandes villes on ne perçoit pas bien encore le processus d’islamisation imposé par le gouvernement. Un tiers de la population – celle qui est instruite et occidentalisée vit en ville – va de l’avant avec son mode de vie sans changements majeurs, elle continue à boire du vin, à aller danser, porter des jupes courtes etc. N’oublions pas que la Turquie est un pays méditerranéen et c’est à l’intérieur que les changements sont les plus évidents. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la façon dont on bricole avec le système éducatif. On oblige par exemple les enfants à s’inscrire dans des écoles religieuses au motif d’investir dans l’avenir, cela fait écho au processus déjà évoqué d’une nouvelle Turquie à l’aube de l’année 2023.

                

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