Toute sa vie est là, dans ces étroites ruelles où s’alternent ombre et soleil en une danse qui enchante le visiteur. Ce dédale d’épices et de pisse de chat où s’étalent les étals couverts de fruits mûrs et les tissus à touristes, c’est son royaume. Né dans la vieille ville de Hébron, Jamal Maraka y règne tel un prince depuis plus de cinquante ans. Mille fois qu’il arpente ce labyrinthe dont il a fini par connaître chaque panneau rouillé et chacune des bosses qui fait tressauter les carioles lourdement chargées.
Il connaît tout et tous le reconnaissent, lui qui a commencé à vendre des babioles dans le souq à sept ans. Et puis, Jamal Maraka parle anglais parfaitement grâce à trois années passées en Angleterre. Il est ainsi un interlocuteur de rêve pour les curieux, les militants, les nostalgiques et les croyants qui passent devant sa minuscule échoppe. C’est là, dans la ruelle principale du vieux marché, qu’il passe tout son temps au point de n’être atteignable que par le vieux téléphone fixe qui y trône. Les gens passent, lui reste : pourquoi investir dans un appareil portable ?
L’histoire de la famille de Jamal se confond avec celle du vieux marché de Hébron, ville quatre fois millénaire qui accueille, selon le narratif religieux, le tombeau d’Abraham et de sa famille. Ce lieu appelé mosquée Ibrahim par les Palestiniens et Tombeau des Patriarches par les Israéliens est l’épicentre d’un conflit de longue date entre un millier de colons israéliens qui y vivent là sous protection de l’armée, au milieu d’une ville qui au total compte au moins 200’000 Palestiniens.
Commerçants depuis « au moins cinq générations », les ancêtres de Jamal ont longtemps vécu à côté de la mosquée Ibrahim. Son père, commerçant et juge tribal, s’absente souvent dans des villages reculés dont il résout les querelles. Jamal et ses onze frères et sœurs s’occupent alors de l’échoppe familiale autour de laquelle ils jouent et s’exercent à la vente après l’école, le vendredi et les vacances d’été. « Mon père m’encourageait, que je gagne de l’argent ou que j’en perde. L’essentiel, c’était de s’initier aux rouages du business. Le commerce a fait de moi un homme », affirme Jamal, ses yeux clairs brillant de fierté.
Hébron est la capitale économique de la Cisjordanie et sa vieille ville a longtemps été très fréquentée. « Chaque vendredi, Israéliens et Palestiniens, dont les Bédouins et les Gazaouis, affluaient pour faire leurs emplettes et prier », raconte-t-il. Une prospérité anéantie par les événements politiques. Lors de la Deuxième Intifada, la quasi-totalité des commerçants palestiniens de la vieille ville ont déménagé leurs affaires vers la nouvelle Hébron.
Le millénaire souq a ainsi vécu son âge d’or et Jamal qui voulait une vie meilleure pour ses enfants les a poussés à faire des études. Sa fille est devenue mathématicienne et ses deux fils, ingénieurs après un passage au Technion de Haïfa. Un envol dont l’homme est fier autant que de son propre parcours. « Partir ? Même après le massacre commis par le colon Baruch Goldstein en 1994, lors duquel 29 Palestiniens sont morts, je n’y ai jamais pensé. Ces rues sont quasi vides, mais mon échoppe, je l’ai dans le sang », conclut-il avant de se lever pour accueillir l’énième groupe de touristes venu écouter son histoire.
Que représente Dieu pour vous ?
Il est toute ma vie. Il m’a offert de naître en un lieu agréable, de faire grandir une belle famille et de jouir d’une bonne santé. Je ne saurais vous donner une image de ce qu’Il représente pour moi, parce qu’en islam, Allah n’a pas d’image. Il est au-delà de tout.
Comment priez-vous ?
Je m’adresse à Lui cinq fois par jour comme me l’ordonne ma religion. Parfois dans mon magasin, parfois chez moi avec ma famille, ou à la mosquée. Pour Dieu, peu importe où l’on se trouve. Et puis, je donne aux pauvres et bien sûr, je jeûne.
Que signifie pour vous cette période de ramadan ?
Elle est l’occasion de rappeler la souffrance de la pauvreté. En ce temps de l’année, je suis en empathie avec tous ceux qui ne mangent pas à leur faim, et Dieu sait s’ils sont nombreux dans ce monde. Jeûner m’offre aussi la paix de l’esprit.
Que vous a appris ce demi-siècle passé dans le souq de Hébron ?
A force de voir défiler les passants et les visiteurs dans mon échoppe, j’ai réalisé que ce qui compte au final, c’est l’amour entre les êtres. La couleur du passeport ne représente rien, même la religion est secondaire. Avons-nous choisi le lieu et le moment de notre naissance ? Nous sommes tous humains, désireux de vivre une existence de joie et de paix. Nous devons nous tendre la main.